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prières, on peut dire que toute la nation a appris par cœur son histoire, que chaque génération a embellie de son idéalisme[1]. » Ainsi se vérifient, pour la Serbie., les magnifiques paroles de Mickiewicz sur la poésie populaire des Slaves : « Arche d’alliance des temps anciens et des temps nouveaux, c’est en vous qu’une nation dépose les trophées de ses héros, l’espoir de ses pensées et la fleur de ses sentimens. La flamme dévore les œuvres du pinceau, les brigands pillent les trésors, la chanson échappe et survit ! Vous naissez avec la nation, avec elle seulement vous mourez ! »

Cette poésie, d’où vient-elle ? Comment est-elle née ? Quels en sont les auteurs ? Comme partout, on trouve à son origine des rhapsodes, des chanteurs de profession qui n’ont laissé qu’un vague souvenir. Ces rhapsodes se sont perpétués jusqu’à nos jours, mais, s’ils ont conservé l’antique tradition nationale et, plus ou moins, l’ancien mode de récitation, ils ont changé de mœurs, de costume et d’allure au cours des âges. Les trois périodes de la poésie populaire serbe sont parallèles aux trois grandes périodes de son histoire. Au temps de la splendeur impériale et féodale du royaume de Serbie, les gouzlars primitifs étaient attachés aux Krals (rois) et célébraient leurs exploits. Ils chantèrent en contemporains les exploits du tsar Douchan, le plus puissant des souverains serbes. Après la défaite de Kossovo, qui mit fin, pour quatre siècles, à l’indépendance de la Serbie, les gouzlars restèrent attachés aux Knèzes (seigneurs féodaux) qui maintenaient une certaine indépendance à la nation. Leurs cantilènes se concentrèrent alors autour des souvenirs tragiques de la bataille de Kossovo qu’ils transformèrent en une sorte d’épopée légendaire. Dans la longue période de vasselage, où les Knèzes eux-mêmes, sans se convertir à l’islamisme, subirent le joug turc et durent souvent suivre les armées du Sultan, la poésie nationale se conserva surtout chez les haïdouks (brigands révoltés et patriotes) qui, dans leurs forêts et leurs montagnes, continuaient à harceler les maîtres du pays. Les chanteurs des pesmés cessèrent alors d’être ces rhapsodes somptueux, aux caftans brodés d’or, entretenus par les princes du temps jadis et qui faisaient la joie de leurs fêtes. C’était maintenant la bande errante et proscrite des aveugles, des mendians et les haïdouks eux-mêmes. L’âme collective, qui

  1. Préface de M. Vesnitch aux Chants de guerre de la Serbie, par M. Léo d’Orfer.