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Émir[1]. » On y voit, mêlés aux seigneurs francs, de riches marchands d’Italie, représentant les républiques qui se disputent la faveur des rois. Et ce doit être pour le guerrier, fraîchement débarqué, au cours du XIIe siècle, pour combattre l’Islam, un spectacle stupéfiant que celui de cette cour qui, au centre du grand boulevard de la Chrétienté orientale, s’emplit de toutes gens qu’il était, dans sa patrie, habitué à mépriser ou à haïr. Mais combien doit augmenter son étonnement quand il reconnaît sous le turban ou le burnous les traits brunis d’un pieux guerrier qui, moins de vingt ans avant, a quitté les bords de la Loire, de la Seine ou de la Tamise, bardé de fer et portant la croix rouge ! Les Ordres jettent, à la vérité, dans cette cohue somptueuse la note sévère de leurs grandes capes noires à croix blanche sur le dos des Hospitaliers, blanches à croix rouge sur celui des Templiers, mais autour d’eux gravite un monde de familiers orientaux, et il n’est pas jusqu’au clergé qui ne porte vêture d’Asie, tandis que les femmes entourant Mélissende ou Sybile, reines de Jérusalem, étalent sur des robes de rêve des parures que pouvait porter, lorsqu’elle vint dans le vrai « Palais de Salomon, » la reine de Saba.

Or cette cour n’est que l’image de la nation. Dans ces châteaux où revit plus ou moins le style de France comme dans les hôtels crénelés des cités, les seigneurs, au contact d’une culture nouvelle, se sont affinés : ils sont devenus, comme les Ibelin de Baruth, curieux en science et amateurs d’art, protecteurs du commerce qui les enrichit. Dans les marchés, fondes, bazars, c’est le pêle-mêle des races, des couleurs, des classes, des religions d’Orient. Un marchand italien passe : toute une cour empressée de Juifs, Syriens, Grecs, Arabes, l’assaille, sollicite sa faveur ; un Bédouin a conduit jusque-là son troupeau ; un trafiquant, venu de Bagdad ou du Caire, décharge sa marchandise ; des descendans d’Ismaël ont apporté des oranges, des jarres d’huile, du saman dont se feront les nattes. Une mule passe portant, entourée d’esclaves noires, une princesse franque : Hodierne, princesse de Galilée, ou Alix, abbesse de Béthanie. Une bourgeoise, demoiselle Poirel ou demoiselle Bachelier, sort de l’église Saint-Jean, son missel latin entre les doigts chargés de perles de l’Inde. Un chevalier du Temple

  1. Les souverains dans leurs chartes et actes s’intitulent simplement « Dei gratia rex Hierusalem Lalinorum. »