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l’horizon on dirait un océan de pointes dont l’irrégulière cadence trace dans le ciel des hachures courtes et mouvantes. A l’entour, les fauves s’apprêtent pour leurs noces nocturnes. Peu nuisibles à l’homme puisqu’ils trouvent aisément une abondante pâture, leurs rauques appels font courir un frisson parmi les bêtes qui se réunissent hâtivement.

Il ne faudrait pas se figurer cette expédition comme une razzia où le pillage dût pourvoir à tous les besoins. Les guerriers maîtres du Ruanda méritaient mieux que ces procédés sommaires, sources infaillibles de cruels lendemains. Les Watuzi sont de race noble. Belliqueux et forts, et par conséquent avides de domination, ils ont soumis à leur pouvoir les Bahutu. Et ceux-ci, quoique beaucoup plus nombreux, sont véritablement les serfs des 400 000 Watuzi. Cette forme de domination ne serait d’ailleurs pas cruelle, car les Bahutu ont la seule charge de garder le bétail et de cultiver les champs, moyennant quoi ils partagent la vie de leurs maîtres.

Ce n’étaient donc pas là gens qu’il fallût brusquer, d’autant plus que le roi des Watuzi commande à deux millions de lances, et, grâce à la brousse amie de l’embuscade, ce n’eût pas été un réconfort que cette nuée de guerriers capables de couper le ravitaillement. Aussi, avec une sage, humanité les chefs de colonnes se couvrent-ils à la distance d’une ou deux étapes par un service des réquisitions. Il comporte un certain nombre d’indigènes bien payés, connaissant le pays et qui exprimeront les désirs de « Boula Matari[1]. » Le ravitailleur s’avance sans arme mais muni d’une cartouche, signe d’autorité. Il demande autant de têtes de bétail, autant de riz, autant de cases, autant de charges de bois, car les forêts elles-mêmes furent respectées. et faisant penser à nos paysans que les marchés attirent, s’imposant sept et huit heures de marche, des indigènes arrivent pour offrir leurs marchandises contre nos étoffes. Où donc est-il le temps où le traître Casement et M. Morel calomniaient le peuple belge ? Le prix est débattu et payé rubis sur l’ongle. Les indigènes préfèrent-ils des étoffes[2], de la verroterie ou plutôt de la monnaie frappée à l’effigie d’Albert Ier, on les satisfait, et le prix débattu puis fixé est aussitôt soldé. Toutefois, les payemens en numéraire sont accompagnés d’une

  1. Nom que l’indigène congolais donne aux Belges.
  2. L’unité de payement est la brasse d’étoffe.