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l’administration et le gouvernement, — s’était exacerbé le conflit ancien. Les associations ouvrières s’agitaient, étant le plus souvent inquiètes, pour toute espèce de motifs, économiques et politiques, locaux et sociaux, nationaux et internationaux, de doctrine et de tarifs. Dans l’armée, les malheurs de l’année 1915, couverts ou effacés seulement à demi par le succès encore interrompu de l’offensive de Broussiloff, le nouveau malheur de la Dobroudja, des fautes trop évidentes, des défaillances notoires ou scandaleuses, de pires faiblesses peut-être, avaient suscité et entretenaient un mécontentement d’autant plus dangereux qu’il s’était longtemps comprimé. La haute aristocratie, les cercles mêmes de la Cour, et même la famille impériale, vivaient fiévreusement, respiraient mal dans l’atmosphère des palais assiégés par les menées allemandes. A la lumière des événemens, le meurtre de Raspoutine revêt son véritable caractère : on l’avait pris pour une exécution; en réalité, c’était un signal.

L’opposition de la Douma, quoique ardente, violente, opiniâtre, était restée parlementaire, légale, constitutionnelle. Il y avait bien eu des cris, des injures, et des voies de fait, à l’occasion, mais toutes les Chambres du monde ont pu de temps à autre s’emporter à de semblables extrémités. Les municipalités et les zemstvos combattaient la bureaucratie, dans le domaine mixte, pour les deux partis, de l’administration et de la direction des œuvres auxiliaires de la guerre. Mais, dès le moment où intervinrent les associations ouvrières, avec l’intransigeance de leurs principes, l’âpreté de leurs revendications, la brutalité de leurs moyens, la Douma se vit débordée. Elle fut entraînée lorsqu’elle reçut une délégation de la garnison de Pétrograd. Nous avons appris, bribe par bribe, la défection des régimens de la Garde. et, à leur tête, de ce régiment Préobrajensky, dont Pierre-le-Grand avait voulu se faire comme une milice de janissaires plus sûrs, en lui donnant pour noyau une compagnie formée de cinquante de ses « jeunes domestiques,  » et pour cadre un corps d’officiers choisis parmi les fils de ses boïards; la proclamation d’un gouvernement provisoire : l’adhésion des grands-ducs à ce gouvernement ; l’abdication de l’Empereur; son arrestation et la réclusion de l’Impératrice; le transfert de la Douma au Palais d’Hiver, et l’installation au palais de Tauride d’une Commission de seize cents membres, sorte de réunion publique composée de représentons des associations ouvrières et de soldats élus par leurs camarades. C’est ici que se fait le saut dans l’inconnu.

En ce déroulement rapide d’incidens et d’à-coups qu’est toujours