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revêtus de l’ancienne tenue, noire ou bleu foncé, sous laquelle ils firent en 1914 leurs immortelles retraites : puis les soldats flamands ou wallons accueillis en permission par des œuvres militaires. Parfois des Chinois, ouvriers d’une usine prochaine, achèvent de bigarrer la masse mouvante. Les magasins étalent leur luxe ; les cafés regorgent de monde. Les sirènes des manufactures voisines poussent leur cri déchirant. Au port fluvial où s’entassent l’un contre l’autre, au pied de la côte Sainte-Catherine, pareils à un pont formidable du Génie, chalands et péniches alourdis de marchandises, de temps à autre un remorqueur qui démarre après lui un train de bateaux, jette son strident appel.

Çà et là, perçant le rideau noirci des maisons tendu devant la ville, une ruelle étroite, aux pignons pointus, laisse apercevoir au sommet de sa pente un morceau gigantesque de cathédrale. C’est un portail latéral qui se creuse et s’emplit de bleu, tandis qu’au-dessus de son ogive, d’autres ogives aériennes s’élancent à jour sur le ciel, coupées de meneaux frêles et infinis comme des mâts d’un navire fantastique.

Telle est actuellement la cité dont une dame belge, venue la visiter avant la guerre, disait : « Oh ! Rouen est calme comme un béguinage. »


Les collines qui, depuis l’entrée du fleuve en Normandie, abritent de très près la rive droite de la Seine et dessinent ses sinuosités, tombent au port de Rouen avec la croupe de la cote Sainte-Catherine, s’écartent brusquement, s’arrondissent, composent un cirque immense avec, au Nord, l’amphithéâtre charmant de Bihorel, et reviennent, avec la côte de Canteleu, au fleuve qu’elles ne vont plus quitter jusqu’à son estuaire. C’est au creux de ce cirque dominé de coteaux verts qu’est bâtie la Ville aux Cent Clochers. Le soir, quand du haut de Bihorel on la voit s’étaler jusqu’au moindre repli de cette large vasque, on dirait un océan de toits d’où émergent çà et là les vaisseaux d’église, hérissés de pinacles, de tours, de clochers et de flèches.

Commerçante tranquille, manufacturière sage, amie des Arts en ses loisirs, avec ses cent vingt mille habitans, son port florissant, elle était heureuse sans bruit, sans ambitions