Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/805

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
801
ROUEN PENDANT LA GUERRE.

marchandises, la pâte de papier, les barriques de vin, les sacs de céréales, les amas de planches de sapin qui encombrent les quais, vont et viennent des hommes sinistres aux habits gris délavé, à la petite casquette ronde bordée de rouge, qui, le crochet à la main, saisissent les sacs de blé ou la bobine de papier que la benne des grues dépose à leurs pieds avec la précision d’un mouvement humain. Ce sont les prisonniers allemands qui par milliers procèdent au déchargement des navires Des autos d’ambulances anglaises arrivent, dans un roulement doux, se rangent au bord du quai devant un grand et beau bateau blanc qui élève au-dessus de la berge sa coque élégante Bientôt, avec des mouvemens réglés, des brancardiers anglais déchargeant eux aussi leurs voitures, emportent les blessés allongés, franchissent la passerelle et descendent dans les cabines du vapeur-hôpital les Tommies en voie de guérison qui vont passer la Manche et achever de se rétablir sur la terre natale. Mais pendant ce temps, sur la chaussée des quais, c’est le roulement incessant des gros camions automobiles chargés de brochettes de soldats kakhi, coiffés en auréole de la large pastille jaune qu’est leur casquette. Ces poids lourds font chacun le bruit du tonnerre, ébranlent le sol, remplissent l’air de leur fracas. D’autres voitures les croisent : ce sont les camions militaires français mis à la disposition du négoce pour le transport du charbon. Une troupe de chevaux au sabot lourd, guêtres jusqu’aux cuisses d’un poil abondant et long et le profil en arc de cercle, s’en vont à grand tapage, conduits par des soldats australiens au chapeau mou de mousquetaire, la jugulaire au menton. Et voici, marchant au pas, une autre troupe que mènent des territoriaux débonnaires, baïonnette au canon. Sous leur casquette sans visière, des visages d’hommes blonds et mornes vous regardent fixement ; ils portent, par-dessus leur uniforme réséda, des blouses bleu passé, serrées à la taille, comme les paysans russes…

Les tramways jaunes s’entre-croisent au milieu de cette circulation trépidante. Sur les trottoirs, la foule notre est traversée du passage des officiers anglais, l’allure haute, la canne sous le coude. Puis ce sont les Hindous, moins nombreux aujourd’hui que naguère, quelques chefs d’état-major demeurés dans la ville, qui promènent sous le turban blanc leur visage mystérieux d’Asiatiques. Et ce sont encore des mutilés belges,