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indescriptible. Jour et nuit des soldats de renfort qui attendent le départ pour le front, mais surtout des dockers de Londres ou de Liverpool qui ont été militarisés, et portent l’uniforme, travaillent au déchargement. La Chambre de Commerce de Rouen a cédé à l’armée anglaise une dizaine de ses grues automatiques. Docile et comme intelligente à force de précision, la géante bête de fer, au bras puissant, plonge dans la cale sa benne vide, la soulève bientôt toute chargée dans les airs, fait pivoter son articulation souple et formidable et vient déposer doucement son fardeau de sept ou huit cents kilos, à un centimètre près, dans la place désignée. Une armée d’hommes kakhi se rangent alentour, disposent les colis sur un chemin glissant, pendant que d’autres empilent les denrées de consommation journalière dans les wagons d’un chemin de fer amené jusque-là.

L’Australie envoie des planches de sapin pour les baraquemens, des rondins pour le clayonnage des tranchées ; le Canada, des rails de chemin de fer pour le transport au front des munitions à pied d’œuvre ; le pays de Galles, des œufs que les enfans anglais sont allés ramasser pour les soldats blessés des hôpitaux, et qui portent chacun le nom de la petite fille ou du petit garçon qui l’expédie. On voit décharger des chevaux vivans, des quartiers de bœuf frigorifié, des caisses de poulets gelés de Russie et jusqu’à des wagons que l’Angleterre met à notre disposition pour aider à dégager le port embouteillé. La main-d’œuvre humaine et la mécanique unissent leur fièvre dans ce petit chantier où sans répit s’agite la brune fourmilière. Quand vient la nuit, les lampes à arc s’allument ; les fumées noires des steamers et des grues à vapeur s’enroulent alentour en nuages cotonneux ; les ombres fantastiques des dockers-soldats, vont, viennent, en mouvemens réglés et méthodiques, tandis que le bras géant du déchargeur de fer continue inlassablement de s’abaisser, de se détendre et de fournir l’abondance aux mains dressées vers lui.

Au centre de cette activité, un homme se promène d’un pas négligent ; il porte le costume des officiers supérieurs anglais et il en a la belle stature. Mais son œil bleu, doux et malin, son teint qui semble cuit par les embruns de tous les océans, l’énergie matérielle qui émane de sa musculature indiqueraient plutôt un grand conquistador des affaires modernes.