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ROUEN PENDANT LA GUERRE.

Et ce physique ne ment pas, dit la légende. Pour être ici l’œil qui voit et le cerveau qui organise l’approvisionnement d’une armée, l’autorité militaire britannique a fait choix d’un grand professionnel du transit mondial. Ce commandant est un homme d’affaires de premier ordre. L’exemple ne vaut-il pas d’être cité ?

Une neige fine tombe depuis la veille. Le ciel est bas ; le dégel fait la terre boueuse. Les bords de la Seine sont loin maintenant, et Rouen s’estompe dans le brouillard d’où pointent les clochers gothiques de ses églises, la couronne ducale à fleurons de la tour Saint-Ouen, et l’aiguille aérienne que lance vers le ciel la cathédrale, — flèche de fonte que Flaubert appela malicieusement « l’œuvre d’un chaudronnier en délire, » et qui allège si réellement de son jet hardi la silhouette de la ville que, sans elle, désormais Rouen serait à nos yeux comme un navire démâté.

Ici plus de collines boisées aux jeux pittoresques offrant des coteaux pleins de jardins et de villas, de fraîches vallées entrecroisées, des croupes rondes ou des murailles de craie taillées à pic. Voici la plaine morne, et, dans cette plaine, la grande cité militaire anglaise.

Sous la neige qui fond s’étendent à l’infini les milliers de tentes grises dont chacune est entourée d’un fossé circulaire pour l’écoulement des eaux. C’est ici que s’enclôt la vie des hommes de renfort qui, du jour au lendemain, peuvent être appelés au front. Par centaines de mille ils ont passé ici, les héros d’Ypres, les conquérans de Loos, les vainqueurs de la Somme. La robuste, saine, loyale, courageuse et fraternelle armée anglaise est toute ici, en réduction, dans ce camp où une tranquille bonne humeur perce sous le gâchis glacé du temps abominable. Tous les hommes que voici sont encore des volontaires, car, à ce jour, la nouvelle conscription anglaise n’avait pas encore fourni une seule recrue aux contingens de France.

Cinq pour cent des soldats du camp obtiennent seulement chaque jour des permissions pour aller jusqu’à la ville, distante de cinq ou six kilomètres. L’ensemble de la troupe ne doit pas franchir les limites du cantonnement. Mais il ne