Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/855

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais personne ne le reconnaît, car tous le croyaient mort. Seul l’adolescent Élie, celui qui voulait combattre, le salue et s’écrie :

— C’est lui ! C’est Doïtchine le voïvode ! Il est ressuscité !

À ce moment, Doïtchine entrait chez sa sœur et sa femme et leur disait :

— Iélitza, ma sœur chérie ! Angélia, ma femme bien-aimée ! L’infâme Ouço et le traître forgeron, châtiés de ma main, sont morts tous les deux. Salonique est libre… Vivez en paix !…

Ayant ainsi parlé, le voïvode Doïtchine rendit l’âme.


Une fière image nous apparaît dans cette cantilène, des vieillards qui se souviennent et des héros qui veillent dans les villes endormies. La rude figure de Kara-Georges nous a montré, en un personnage réel, historique, le héros libérateur sortant de la masse anonyme, une concentration de l’âme nationale en un seul homme. Dans le personnage de Doïtchine, le chanteur populaire semble apercevoir un ressuscité du temps jadis, un réincarné des grands jours de Kossovo. Lord Byron s’est écrié devant les tombes des combattans de Marathon : « Rendez-moi une seule de ces âmes, et je ressusciterai toutes les autres ! » Des âmes de cette trempe se sont trouvées tout au long de l’histoire serbe, mais particulièrement en ces derniers temps. Le songe poétique du gouzlar s’est réalisé en des centaines d’exemplaires dans les récentes guerres balkaniques comme dans la guerre actuelle. Le 20 octobre 1912, les Serbes, unis aux Grecs et aux Bulgares, défirent leur ennemi commun à Kossovo, et l’on put voir les Turcs jetant armes et drapeaux sur ce même champ des merles, où, cinq cents ans plus tôt, l’empire serbe avait été écrasé. On raconte qu’alors l’armée serbe tout entière s’agenouilla pour baiser l’endroit où était tombé jadis son roi, Stéphane Lazare. Un colonel ayant pris la terre dans ses mains pour la poser sur sa poitrine, les soldats l’imitèrent en disant : « Mon colonel, nous pouvons mourir ! Osvetchevo Kossovo ! Kossovo est vengé. » Il semblait alors que les espérances séculaires de la Serbie venaient de s’accomplir, comme par miracle, en un seul jour. Des luttes nouvelles, que prévoyaient quelques-uns, mais qui surprirent l’Europe, ignorante des rivalités des races balkaniques, exploitées par la convoitise des empires de proie, des épreuves plus terribles que toutes les autres attendaient encore ce vaillant peuple. Mais l’unité morale de la Serbie, scellée par cette victoire, trouva son