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ne concevaient « le vice grec » comme une atteinte à l’honneur, nous sommes aujourd’hui, — sauf en Allemagne, — devenus plus difficiles sur ce chapitre. J’ai donc quelque peine à voir dans l’honneur le caractère d’universalité qui seul convient au devoir. D’autre part, — et l’observation s’applique non seulement à Émile Faguet, mais à bien d’autres moralistes ou philosophes, à commencer par l’illustre Kant, — n’oublie-t-on pas que si la morale est une science, ce qui est d’ailleurs discutable, elle n’est pas une science comme les autres ? Étudier le fait moral, spéculer sur le devoir, analyser les données et les exigences de la conscience, ce sont là des opérations qui ne ressemblent en rien aux expériences du chimiste dans son laboratoire. Qu’on le veuille ou non, les phénomènes moraux ne nous apparaissent pas à l’état pur et brut comme les phénomènes de l’ordre physico-chimique ; ils sont « conditionnés » par dix-neuf siècles de christianisme ; et à leur insu, les libres penseurs les plus détachés ou les athées les plus endurcis font entrer, dans leurs conceptions morales, d’obscures, de lointaines notions religieuses. Ce n’est pas en vain que, durant dix-neuf siècles, morale et religion ont été étroitement unies non seulement dans les idées, mais dans les consciences occidentales. Si ce lien séculaire doit jamais être brisé, il ne le sera pas en un jour. En tout cas, le fait s’impose à l’attention et à la méditation des « esprits penseurs. » C’est le poète qui a raison :


Une immense espérance a traversé la terre :
Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux.


Il suit de là que, même pour rompre cette indéniable solidarité de fait, il faut tout d’abord commencer par la reconnaître, qu’un problème étant posé, il y a lieu de l’accepter dans toute sa complexité, d’en examiner avec soin toutes les données, de n’en proscrire ou négliger aucune, et qu’en fin de compte la meilleure manière de résoudre la question morale sera toujours, ou au moins longtemps, de l’étudier dans son rapport avec la question religieuse.

Qu’Émile Faguet, avec sa belle loyauté et son indépendance d’esprit, ne soit pas entré délibérément dans cette voie, cela est d’autant plus curieux qu’il a rendu en passant un très juste hommage au christianisme et à la morale chrétienne. « Le christianisme, dira-t-il, avait une morale telle qu’aucune, jusqu’à la