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d’Émile Faguet, l’état social est véritablement un état primitif de l’humanité.

Acceptons au demeurant la thèse de l’auteur des Préjugés nécessaires ; on peut se demander si, dans le détail, il n’en a point, parfois, forcé un peu les termes. Il reconnaît par exemple de fort bonne grâce que les religions et la morale ne sont pas des « préjugés nécessaires sociaux, » qu’elles sont antérieures à l’institution sociale, et contemporaines de l’humanité même ; mais il n’en va pas de même, d’après lui, du libre arbitre, et il range ce « préjugé nécessaire » parmi ceux qui ont été « inventés par la société elle-même. » Et, bien entendu, ce qu’il affirme là, il le prouve ; il essaie de le prouver tout au moins ; et sa démonstration, comme toujours, ne manque pas d’ingéniosité spirituelle. Avouerai-je qu’elle ne m’a point paru très persuacive ? Le problème de la liberté n’est pas susceptible d’une solution purement psychologique ; il relève surtout de l’ordre métaphysique et moral, et tant qu’on n’aura pas délibérément posé le problème sur ce terrain, on ne pourra sérieusement répondre aux multiples et délicates questions qu’il soulève. Le libre arbitre n’est pas un fait que l’on constate, — la conscience que nous en avons, ou plutôt que nous croyons en avoir, peut être parfaitement illusoire ; ce n’est pas non plus une idée abstraite dont on peut établir la vérité par raison démonstrative ; c’est une foi, — une foi qui a tous les caractères de la foi au devoir. Inséparable, à ce titre, de la notion même, fût-ce la plus rudimentaire, de moralité, on ne saurait concevoir que la morale existât sans elle. Et l’on s’étonne qu’Émile Faguet se soit laissé entraîner à soutenir ce paradoxe.

Lui reprocherons-nous encore d’être un peu sceptique et surtout pessimiste dans ses conclusions ? Sans doute il écrit, en parlant des croyances nécessaires à l’institution sociale : « En les appelant préjugés, je n’entends point dire qu’elles soient fausses : j’entends dire que les hommes, en grande majorité, les acceptent sans preuves et, inconsciemment, par le seul besoin qu’ils sentent qu’ils en ont, les acceptent et les professent non ratione, mais ad usus… » Mais comme il n’essaie pas de les fonder en raison, et comme d’autre part, dans ses dernières pages, il laisse trop entendre que la raison raisonnante, en s’exerçant sur les « préjuges nécessaires, » les réduit à néant, et entraîne dans leur ruine l’édifice social auquel ils

TOME XXXVIII. — 1917.
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