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incontinent  : «  Qu’est-ce qu’une lionne dans cet argot qu’on nomme le langage du monde ? Une femme à la mode, n’est-ce pas ? c’est-à-dire un de ces dandys femelles qu’on rencontre invariablement où il est de bon ton de se montrer, aux courses, au bois de Boulogne, aux premières représentations, partout enfin où les sots tâchent de persuader qu’ils ont trop d’argent aux envieux qui n’en ont pas assez. Ajoute une pointe d’excentricité, tu as la lionne : supprime la fortune, tu as la lionne pauvre. » Séraphine Pommeau est la lionne pauvre dans la petite bourgeoisie. Car il en est de toutes les conditions et à tous les étages de la société, mais Émile Augier a très justement vu que la figure ressortirait mieux dans un cadre bourgeois ; et d’ailleurs il était éminemment un peintre de la bourgeoisie.

Voilà pour l’étude de mœurs. L’art en avait été enseigné par Balzac aux écrivains de théâtre, et le fait est qu’ils ont abondamment puisé dans l’immense répertoire du romancier. Mais puisque nous sommes au théâtre, il faut que la peinture s’encadre dans une action dramatique. Scribe, dont la maîtrise était alors incontestée, fournit le cadre tout fait, et trop bien fait, de ses comédies ou même de ses vaudevilles, et leur mécanisme d’horlogerie. Nous en avons ici un exemple. Augier imagine que Séraphine est mariée au plus honnête homme de la terre, qui en est aussi le plus confiant. D’autre part ce M. Pommeau, que la Providence a créé tout exprès pour être trompé par Séraphine, a une pupille, Thérèse Lecarnier, qu’il a élevée comme si elle eût été sa propre fille. L’amant qui paiera le luxe de Séraphine sera justement le mari de Thérèse. En sorte que le pauvre Pommeau souffrira doublement : de sa propre infortune et de l’injure faite à sa pupille ; et il sera inévitable que sa raison sombre dans ce concours de malheurs domestiques.

Des deux élémens que je viens d’indiquer, le premier, la peinture de mœurs, parut hardi, à l’époque, et l’était en effet. Augier convient que la donnée était « scabreuse. » Elle semble aujourd’hui anodine. Pourquoi ? Tout simplement parce que le progrès a marché : nous en avons vu bien d’autres. Les prix ont monté. Il est beaucoup question, dans les Lionnes pauvres, d’un chapeau de cent cinquante francs : j’ignore tout du chapitre des chapeaux, je crois pourtant qu’aux années qui ont précédé la guerre, Al. Pommeau eût plutôt su gré à Séraphine de ne mettre que cent cinquante francs à ses chapeaux. Et le relâchement des mœurs, en soixante années de notre vie moderne, n’a pu manquer de s’accentuer terriblement. Notez que Pommeau ne soupçonne pas les moyens d’existence de sa femme, et