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guère compliquée : moins perverse qu’inconsciente, c’est une petite bête de plaisir et de lucre. Soyons pour elle sans aucune indulgence, mais n’exagérons pas son importance sociale.

Au lieu de s’acharner sur la lionne émissaire, la société que nous présente Emile Augier eût mieux fait de regarder en elle-même et d’ouvrir les yeux sur ses propres péchés. Car elle nous apparaît, cette société, sous un jour bien fâcheux ; et je crains fort qu’Augier, cette fois, ne s’en soit pas rendu compte et qu’il ne l’ait pas fait exprès. Vraiment tous ces gens-là n’ont qu’une idée en tête : l’argent. Leur conversation ressemble à un inventaire ou à un bilan. Chacun y défile avec le chiffre de ses revenus et la liste de ses dépenses. Pommeau nous apprend qu’il dispose bon an mal an d’une douzaine de mille francs et s’extasie sur les magnifiques rentrées de M. Lecarnier : « Il a dû encaisser trente mille francs cette année et haut la main ! » Bordognon suppute à dix francs près les sentimens que lui inspire un sien beau-frère : quarante mille livres de rente de son patrimoine, autant de celui de sa femme. Et il évalue que Séraphine introduit dans son ménage six ou sept mille écus de contrebande. L’honnête Thérèse elle-même, ce dont elle est éperdument reconnaissante à son tuteur, c’est d’avoir si bien fait fructifier les fonds confiés à sa gestion, qu’il a pu lui assurer deux cent mille francs de dot. Et ainsi de suite. Honnêtes gens, si l’on veut, leur honnêteté est surtout d’ordre commercial. A la place du cœur, ils ont un livre de caisse, et leur esprit se meut entre le doit et l’avoir. Jamais une pensée désintéressée, jamais un mouvement généreux, jamais rien qui dépasse le souci du budget en équilibre. Arrondir le patrimoine par des besognes lucratives et de tout repos, assurer le bien-être présent et veiller à l’avenir de l’enfant unique, là se borne l’horizon de ces ménages considérés et forts de leur honorabilité. Egoïsme et mesquinerie, voilà leur devise. Emile Augier n’indique par aucun trait qu’il en soit choqué. La société française a-t-elle jamais été ressemblante à ce portrait peu flatté ? J’espère que non. Mais si Augier en a fait la satire plutôt que le portrait, c’est en partie une satire involontaire. Telle est, à mon avis, la véritable raison pour laquelle cette pièce nous semble si peu plaisante. On étouffe dans ce milieu, on y respire je ne sais quoi de médiocre et de rétréci, on est à la gêne et au supplice dans cette atmosphère de pauvreté intellectuelle et morale.


RENE DOUMIC.