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Mais il saute aux yeux qu’ici les personnages sympathiques n’éveillent pas tous chez nous une très ardente sympathie, et que le réquisitoire dont on accable la coupable, pour juste qu’il soit en sa sévérité, n’est pas exempt de déclamation.

Laissons de côté Léon Lecarnier, qui est un serin, et Bordognon, qui est Bordognon, et c’est tout dire. Voici Thérèse, l’honnête femme. Elle a un très beau rôle. Elle n’est pas seulement irréprochable : elle fait preuve du courage le plus méritoire, en s’efforçant de refouler ses larmes et de dissimuler sa souffrance de peur d’éveiller les soupçons de Pommeau. D’où vient qu’elle nous émeuve si peu ? Serait-ce uniquement parce qu’elle est l’honnête femme, rôle ingrat comme on sait, du moins au théâtre ? N’est-ce pas plutôt parce que le rôle est trop peu creusé et que nous avons sous les yeux, non une femme, mais un rôle ? Quant à M. Pommeau, il a été le modèle des tuteurs et il est le parangon des maîtres clercs. Pourquoi faut-il qu’avec ses quarante ans sonnés et ses huit mille francs d’appointemens, il se soit mis en tête d’épouser cette petite diablesse et ce bourreau d’argent de Séraphine ? Il était féru d’amour, et l’amour ne raisonne pas ; mais notre théâtre classique, dont Emile Augier aime à se recommander, se refusait à prendre au tragique la mésaventure à laquelle s’expose le mari fourbu d’une femme trop jeune et verdissante.

Il va sans dire que je n’excuse pas Séraphine et que je n’ai même aucune envie de plaider pour elle les circonstances atténuantes. Quand elle rejette ses torts sur la société, je ne suis pas dupe de cette « diversion : » le procédé est connu et il est trop commode. Je pense seulement que cette aimable personne est une bien petite chose pour supporter le poids de tant d’injures dont on l’accable et de tant de malédictions dont on la poursuit. Les critiques ont remarqué que le caractère n’est pas étudié, que le personnage est en surface, et ils assurent que c’est le défaut essentiel de la pièce : il eût fallu nous montrer la chute progressive de Séraphine et comment, de l’adultère simple, elle tombe à l’adultère double qui est l’adultère payé. Emile Augier était tout près d’en convenir : il protestait seulement qu’il avait reculé devant cette peinture « aussi dangereuse que tentante » et craint que le public ne se fâchât tout rouge. Car il paraît que tromper son mari par goût du vice est moins grave que le tromper par goût de l’argent. Je crois pour ma part que, si Augier n’a pas tenté de faire la psychologie de Séraphine, c’est qu’où il n’y a rien, le moraliste perd ses droits. La psychologie de Séraphine n’est