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les caractères de l’âme paysanne, qui vit sur des hérédités et des traditions mystiques, racines plongeant dans la profondeur du moi comme celles d’un vieux chêne dans l’humus du champ familial. Préparée par de longs atavismes la vocation paysanne naît du charme de la nature, qui, s’associant à celui des travaux journaliers, met une ferveur d’admiration dans l’âme de l’enfant, frissonnante de ses premiers émois : pour entretenir et exalter cette ferveur une ambiance favorable est absolument nécessaire. Loin des labours, on ne crée pas artificiellement une vocation paysanne, pas plus qu’on ne l’y cultive. Il lui faut les vaches, les poules, les pigeons, les oies, la moisson et les vendanges, sous la splendeur du soleil, glorieux témoin de si belles choses. Séparée de la terre, comme Antée quand il ne la touchait plus, la vocation perd sa force, languit et bientôt s’éteint. L’abandon, même passager, est dangereux : l’âme aura vite fait de se laisser prendre à la pipée par des admirations nouvelles qui de tous côtés l’appellent. Ces appels sont, en germe, autant de vocations possibles[1].

Bien des femmes, confusément, ont senti le danger et plus d’une m’a dit : « Ce que je fais est bien dur, et parfois le soir je n’en puis plus. Mais je veux continuer afin que le père, au retour, trouve les enfans prêts à travailler avec lui. » Beau langage, tenu par le bon sens lui-même, auquel se mêle peut-être une discrète inspiration, venue d’ailleurs. Sur le point d’abandonner le métier, dont la famille a toujours vécu, la mère a vu s’ouvrir devant elle le noir de l’inconnu ; elle a tremblé pour ses enfans, elle s’est ramassée sur elle-même, dans une réaction de défense et de tout son être s’est tendue dans l’effort. Une lueur a passé dans son effroi. L’instinct de vie veillait, subtil avertisseur. Ses clartés sont soudaines et ne se distinguent pas de l’action qu’elles déterminent : où l’on croit voir un plan tracé d’avance, il n’y a que le dessin inscrit par le geste à mesure qu’il se déroule. L’instinct ne se découvre que parce qu’il nous fait faire. Pour lui, connaître et agir ne font qu’un, synchrones, inséparables ; et, si parfois l’apparence est contraire, c’est que chez l’homme, comme il y a coïncidence de l’intelligence et de l’instinct, la lumière de ce dernier n’est peut-être jamais pure de tout élément intellectuel.

  1. Voir dans la Revue du 1er juillet 1912 : La Vocation paysanne et l’Ecole.