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Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 41.djvu/563

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troupeaux, conduits par des bergers aux tuniques de laine blanche brodées de noir, aux grandes houlettes de forme antique. Dans la plaine foisonnante d’herbe grise et de coquelicots, sous le soleil dévorateur, les bêtes pressées piétinent, soulevant un nuage suffocant. Elles descendent de la haute Macédoine, chassées par les armées qui occupent leurs terrains de pâture, et elles suivent cette vallée du Vardar qui marque la voie séculaire des invasions. Ailleurs, des caravanes défilent, avec des ânes et des mulets surchargés de ballots, de tapis, d’ustensiles, de provisions, que recouvrent des étoffes noires et rouges. Des enfans sont juchés sur cet édifice qui branle au pas de la bête. Les femmes, aux vêtemens bariolés, la tête voilée de blanc, marchent en arrière, courbées sous des fardeaux. Par endroits, la horde pastorale s’est fixée, pour quelques jours ; elle a planté ses tentes sombres et lâché ses troupeaux en liberté. Ces hommes et ces femmes qui semblent les survivans d’un autre âge, les éternels fuyards que pousse l’éternelle invasion venue du Nord, à dates quasi régulières, comme une marée, tournent à peine leurs yeux vers nous et restent debout et silencieux, tandis qu’aboient éperdument leurs chiens sauvages.

Notre route doit contourner le lac Amatovo. Nous remontons la vallée du Vardar, qui s’élargit à notre gauche. Le fleuve, gonflé par la fonte des neiges et les grandes pluies du printemps, luit avec un reflet d’étain autour des bouquets de saules qui naguère marquaient son lit et que les eaux débordées baignent comme des îlots de verdure. Des montagnes bleuâtres surgissent, par vastes plans superposés, dans la chaude brume orageuse. Il n’y a plus, maintenant, aucune trace de vie civilisée, pas un champ cultivé, pas une maison intacte. Les guerres balkaniques ont passé en trombe sur cette contrée qui pourrait être une des plus riches du monde. La terre, grasse et molle, sans un caillou, pétrie et pénétrée par les eaux, se prête malaisément au tracé des routes, mais elle recèle une puissance de fécondité prodigieuse ; à peine travaillée, sans fumure, elle peut, dit-on, donner chaque année double moisson, blés de printemps et mais d’automne. Abandonnée, elle se couronne d’herbes épaisses, de fleurs folles : les mauves croissent, par touffes énormes, sur de larges espaces qu’elles empourprent d’une douce couleur rosissante ; le bleu des orchis rappelle les émaux persans ; la nielle foisonne dans l’orge verte, et partout