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les coquelicots mettent leur joyeuse note écarlate et leur vague relent opiacé.

Avec des bonds subits et des écarts inquiétans, l’automobile, haut sur roues, traverse les pistes que suivit, sept mois plus tôt, l’armée française en retraite. Nous longeons d’anciens campemens où mes deux compagnons retrouvent les souvenirs de leur passage, en novembre 1915. Ce sont des espèces de cirques creusés dans la terre, comportant des abris pour les canons et pour les hommes, de véritables cités de troglodytes, que la nature efface déjà comme elle efface les vieilles tombes dans les cimetières oubliés… Tout à coup, la voiture s’arrête. Le chauffeur fait des signes d’incertitude. On s’informe. Y a-t-il une panne ?… Non, c’est pire : il n’y a plus de route. Plus de route, est-ce possible ?… C’est vrai, pourtant. Notre guide a dû se tromper, à quelque croisement ; il a pris un sentier qui ne va nulle part. Nous n’avons pas de cartes et l’heure avance… Rebroussant chemin, nous allons vers quelques soldats territoriaux qui font des travaux de terrassement. La chemise ouverte, un mouchoir de couleur noué sur la tête, à la façon des moissonneurs de France, ils manient la pelle et la pioche avec lenteur. Ce sont des paysans quadragénaires, aux figures ridées, aux cheveux gris, qui ne parlent guère et ne chantent pas en travaillant, comme les jeunes hommes. Ils ne peuvent pas nous renseigner ; ils ne savent pas où est le lac Amatovo, ils ne savent même pas comment s’appelle le lieu où ils travaillent ; ils savent seulement que « c’est un bien sale patelin et qu’on s’y fait vieux… »

— Tournez par-là, dit un caporal, vous trouverez un poste où il y a du monde. Toujours tout droit, et bonne chance !

Nous tournons, et toujours tout droit nous apercevons bientôt une maisonnette qui s’esquisse au milieu de la plaine, entourée de quelques arbres. Un puits. Un factionnaire dont l’arme brille. L’automobile stoppe. Un des officiers descend, mais le factionnaire l’arrête et demande, par gestes, le laisser-passer, — par gestes, car ce soldat consciencieux est un tirailleur annamite, menu, propret, et qui ne rit pas sous son chapeau pointu. Il n’entend pas le français ; il ne comprend rien aux papiers qu’on lui montre ; il ne connaît rien que sa consigne.

— Il doit y avoir un sous-officier par ici ! Où est le sous-officier ? crie le lieutenant.