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Un soldat qui tirait l’eau du puits s’avance. Va-t-il nous renseigner ?… C’est un grand diable très maigre, l’air fatigué et nonchalant : un Serbe ! Rencontres bizarres, ce Serbe et cet Annamite isolés dans la plaine de Macédoine, avec un sous-officier français que nous découvrons enfin et qui s’excuse de ne pouvoir nous être utile !… Arrivé depuis trois jours, il ne connaît pas le pays… Je pense que la conversation doit languir quand il se trouve seul entre son Serbe et son Annamite !

A tout hasard, nous continuons dans la direction du Nord… Hélas ! notre erreur initiale se décèle, quand nous approchons du lac Amatovo. Ce lac, aux limites incertaines, qui se prolonge en immenses forêts de roseaux, a débordé dans la plaine, et se confond avec les ruisseaux qui l’alimentent. Or, nous l’avons contourné du mauvais côté. Il nous faut refaire vingt kilomètres en arrière, ou risquer la traversée d’une espèce de rivière, sur un pont inachevé que construisent des sapeurs du génie. Va donc pour la traversée, que nous faisons, à pied, sur les solives branlantes du pont, et que l’automobile exécute à son tour, tant bien que mal. Mais au-delà du pont, la route est si détrempée, qu’à cinquante mètres à peine l’automobile s’embourbe et s’enfonce, enlizé jusqu’aux essieux !

Vains efforts pour démarrer ! Les soldats du génie nous prêtent main-forte, et le chauffeur, les officiers, tous, s’acharnent après la voiture dont le moteur frémit d’ardeur inutile, et qui ne bronche pas… On m’a priée d’attendre, sur le bord du chemin, et j’attends, bien sage, abritée par mon ombrelle. Ce bord du chemin n’est qu’un talus de vase durcie, qui cède sous mes pieds. Je ne suis pas bien lourde, mais si je reste en place, je ferai comme la voiture : je m’enlizerai. Je marche donc, avec prudence, sur la croûte de terre qui couvre le marécage. De chaque côté, les roseaux forment une petite forêt très drue, d’un vert triste, qui sent la boue. Des oiseaux aquatiques s’envolent. Une grosse couleuvre se détortille et fuit. Le redoutable soleil de deux heures tombe, verticalement, implacablement, sur cet agréable paysage et sur ma pauvre ombrelle qu’il traverse ! Je me sens fondre ; j’ai l’âme pleine de pitié pour mes infortunés compagnons et pour les soldats qui tentent le sauvetage de notre char embourbé…

— Il faut y renoncer, dit le lieutenant. On ne sortira jamais de là si l’on ne trouve pas des mulets.