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— Sois tranquille ; je ne te demanderai pas mon chemin !

La discipline ordinaire n’est pas le fait de cet homme ; mais il en a une à lui, spéciale, qui est de ne jamais reculer devant l’ennemi. « De l’aoul à la marche et de la marche au combat, » telle est dans toute sa simplicité tragique son ordre de route. Il ne redoute ni le vent, ni la pluie, ni le soleil, ni la neige. Contre eux, il a sa bourka, en poils de chameau, dont on éprouve la qualité en la posant debout, évasée comme une cloche, sans qu’elle fasse un seul pli. C’est son manteau, sa couverture, son lit, sa tente… quelquefois aussi son bouclier. Alors, il la déploie comme une aile d’aigle et s’élance abrité par elle contre l’ennemi épouvanté.

Nous avons rencontré tout près du front, à la lisière d’une forêt, un petit cimetière avec des stèles de bois a noms musulmans : Ahmed, Abdallah, Ibrahim…

— Ce sont ceux de la Division Sauvage, dit un officier. Ils sont toujours couchés par groupes. Tous sont parens. Si on blesse Ahmed, Ibrahim l’emportera : si on tue Israïl, Idriss le charge sur son épaule… Vivans ou morts, on ne peut laisser ses frères entre les mains de l’ennemi. On en doit compte, là-bas, aux mères, aux épouses ou aux fiancées qui attendent dans l’aoul !

Leurs cheveux sont coupés ras, sauf sur le devant de la tête et une épaisse touffe dépasse un peu leur bonnet. C’est par-là sans doute que Mahomet les saisira pour les introduire en paradis.

Un de leurs régimens traverse la petite station où notre train est garé depuis plusieurs jours, à quelques verstes seulement du front. Ils sautent à terre et vite se groupent à l’orée du bois. Le joueur de flûte s’assied sur un tronc d’arbre. Il a le visage sombre d’un ascète, la peau tannée comme un parchemin. Il possède cette fière beauté musulmane qui persiste même après que l’âge a ravagé les traits. Il gonfle ses joues, et ses yeux errent dans le vague tandis que les doigts, agiles et longs, courent sur la flûte. Mélancolie de ces airs millénaires qui me rappellent l’Afrique et que Loti entendit aux lèvres des bergers persans ! Comme sur les plateaux du Maroc ou sous les chênes de la Kabylie, des hommes se sont groupés autour du musicien et frappent des mains en cadence. Leurs mines sont graves et recueillies. Il ne s’agit pas ici d’un divertissement, mais d’un rite. Puis, un homme se lève, sort du groupe. Il est jeune ; à peine si un mince duvet brun ombrage sa lèvre.