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acquise sur le terrain plus encore que dans les livres ; une rare culture générale ; les dons de l’organisateur et du tacticien, ordinairement séparés, réunis chez lui ; un courage froid, délibéré, invincible, tout cela repose sur ce petit lit d’hôpital. Dieu est le maître ! »

Et c’est bien, en effet, une grande figure de chef que le général de Grandmaison, homme de spéculations intellectuelles autant que d’opérations stratégiques, religieux et guerrier au point d’être à la fois la guerre et la piété mêmes, n’ayant jamais omis de lire chaque jour en campagne quelque passage d’un Evangile en latin qui ne le quittait pas, et le plus audacieux théoricien militaire qu’ait peut-être connu l’Ecole !

Une vingtaine d’années avant les événemens de 1914, le capitaine de Grandmaison, au retour d’une campagne au Tonkin, publiait un volume : En Territoire militaire, où se révélait une conception singulièrement haute de la colonisation, en même temps qu’un sens des plus sûrs du réalisme historique et politique. Toute colonisation, dans son esprit, devait être une œuvre civilisatrice entreprise avant tout dans l’intérêt moral et matériel des colonisés. Leur apporter un idéal, une langue et une religion destinés à les relever et à les élever, là n’était pas seulement le devoir, mais la véritable habileté et le véritable intérêt économique. Les avantages commerciaux arrivaient ensuite par surcroit. Comment, d’ailleurs, la France était-elle allée an Tonkin ? Dans quel dessein ? Pour quelles raisons bien définies ? Le jeune officier ne les voyait pas, et notait seulement qu’elle semblait être venue à l’étourdie dans un pays où elle avait ensuite envoyé des agens qui ne connaissaient rien de son esprit ni de son histoire, exposés par-là même à y accumuler les fautes, et qui n’y avaient pas manqué. Dans ce départ inexpliqué pour des latitudes où l’on ne savait pas exactement ce qu’on allait faire, ne fallait-il donc voir que la fantaisie d’une politique sans dessein ? Le capitaine de Grandmaison ne le pensait pas, et retrouvait là le signe mystérieux, mais certain, de notre mission dans le monde, l’invisible main qui nous avait toujours conduits chez les peuples inférieurs, pour y faire, tôt ou tard, ce que nous devions providentiellement y faire. Et ces hautes théories, où passait comme un souffle de Bossuet et de Joseph de Maistre, s’entouraient en même temps des plus nombreuses et des plus fortes observations sur les traditions et la mentalité