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l’insolence et les exigences de la puissance d’orgueil et de proie augmentaient, devenaient plus difficiles à satisfaire. L’avenir était trouble, et l’on conçoit que d’année en année, fort de son autorité et de son expérience, Albert de Mun ait cru devoir multiplier les avertissemens et les conseils.

Il se plaignait un jour de l’obscurité voulue et silencieuse dans laquelle, depuis le traité de Francfort, s’enveloppait notre politique étrangère, et, servi par son sûr instinct, il en dénonçait admirablement la « raison profonde : »


Depuis trente-huit ans, disait-il, nous portons le poids d’une défaite invengée. C’est notre grande faiblesse. Les nations, pas plus que les individus, ne demeurent impunément, aux yeux du monde, frappés d’une brutale injure.

La cruelle meurtrissure de 1870 ne saurait être comparée à aucune autre. L’Autriche, après Sadowa, perdit son rang en Allemagne ; la Russie, après Moukden et Tsoushima, fut atteinte dans sa puissance militaire. Nous, nous avons laissé aux mains de l’ennemi un morceau de notre chair, et cette plaie, toujours saignante à notre flanc, nous marque du stigmate des vaincus, en même temps qu’elle nous humilie comme un public aveu d’impuissance[1].


On ne saurait plus fortement dire. Oui, c’est bien là, — nous nous en rendons compte aujourd’hui plus clairement que jamais, — la cause unique du mal qui, quarante-quatre ans durant, a empoisonné toute notre histoire nationale. Nos divisions intérieures, nos absurdes querelles, même, — surtout peut-être, — notre anticléricalisme, les timidités, les gaucheries, les réticences de notre politique extérieure, tout ce malaise où nous vivions était un fruit de la défaite. Nous avions été vaincus, et nous ne nous consolions pas de nous être laissé battre ; nous n’étions plus une puissance de premier plan, et nous n’étions pas résignés, comme l’Autriche, à n’être qu’un « brillant second ; » il y avait contradiction entre la réalité d’aujourd’hui et notre rêve, un rêve qui avait été la réalité d’hier et qu’un secret pressentiment nous avertissait devoir être la réalité de demain. Et nous attendions, las, amers, impatiens et inquiets tout ensemble, l’heure du destin que nos scrupules d’humanité nous interdisaient de provoquer.

En l’attendant, cette « heure décisive, » que longtemps il a

  1. Combats d’hier et d’aujourd’hui, t. III, p. 175-176.