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détournée de l’Impératrice morte et de l’immense ville recueillie et de tout ce concert de symboles pour aller chercher, dans sa carrosserie de Kyoto, l’habile fabricant de ces essieux pathétiques. Mais personne autour de moi ne sentait comme moi, et personne n’eût compris ma restriction. En revanche, je crois bien que les Japonais éprouveraient aussi vivement que nous l’ampleur et la mélancolie du vers de Hugo :


Les grands chars gémissans qui reviennent le soir…


Seulement, ils veulent être sûrs que le char gémira ; et ils s’y prennent en conséquence.

Derrière les prêtres shintoïstes et tous ces hommes revêtus de costumes anciens, marchaient en rangs obscurs des princes, des généraux, des dignitaires, dont les chamarrures sortaient de l’ombre aux lueurs des lanternes ou des becs électriques, comme les replis des vagues se dorent sous les rayons mobiles de la lune. On n’entendait plus qu’un long piétinement sourd qui se déroulait dans la nuit ; et, de temps en temps, les deux musiques se rejoignaient très haut, au-dessus de la ville.

Près de la station du chemin de fer, dans le quartier populeux de Yoyogi, sur une petite hauteur, s’élevait le temple provisoire où devait se terminer le cortège. Il était en bois blanc ; et son toit recourbé, en écorce de cèdre : une simple hutte, comme l’éternel temple shintoïste, mais d’un bois indiciblement pur. La loge où se tenait la famille impériale, celle des musiciens, celle des prêtres, celle où l’on dépose les alimens sacrés, étaient aussi des huttes ; et les galeries pour les invités étaient en bois blanc ; et les grands torii, ces portiques dont la poutre transversale a la forme d’une carène, étaient en bois blanc. Mais chaque lampadaire était formé de trois jeunes plus réunis que l’on n’avait point écorcés ; et toute la clôture était faite de bambous verts qui signifient la pureté. Il n’y avait d’autres ornemens que des cordes de paille, emblème shintoïste, et, sur les bambous, des cravates de crêpe noir, emblème européen. Aucun encens ne montait dans l’air, mais une odeur de forêt coupée. Le chariot funèbre atteignit l’enclos à onze heures et demie. La ville en fut avertie par un coup de canon. Les cloches sonnèrent dans les temples ; des sifflemens de vapeur leur répondirent dans les manufactures ; et les tramways s’arrêtèrent trois minutes. Durant trois minutes, le mouvement