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qu’il en avait, de choisis et de fidèles, qu’il ne ressentait aucune curiosité des indifférens. Au reste, il ne croyait pas que l’admiration pour une œuvre donnât au public des droits sur l’ouvrier, ni qu’il fût l’obligé de quiconque criait « bravo ! » devant ses Danseuses. Enfin, les critiques et les amateurs qui faisaient son éloge dans une langue obscure et furibonde lui faisaient proprement horreur, et c’est pour eux, surtout, qu’il a émis l’aphorisme fameux : « Les lettrés expliquent l’Art sans le comprendre. » Même célèbre, il croyait avoir le droit de causer sans phonographe, de se promener sans kodak, d’ouvrir sa porte sans qu’un interviewer se glissât dans son atelier. Voilà à quoi se réduisait sa misanthropie. Mais tout cela n’était qu’une défense. En fait, Degas n’était distant que pour les artistes, — ceux, du moins, que leur qualité d’esprit n’avait pas fait entrer dans son intimité. Il n’était rogue et renfrogné que « dans le service, » si l’on peut dire, quand on s’adressait à lui comme à un « maître, » ou à un confrère, ou à un fabricant de peinture… Au demeurant, l’homme était sociable comme un homme du xviiie siècle, spontané, prime-sautier, impétueux et tendre. C’est le hasard qui l’a fait le confrère des habitués du café Guerbois : il aurait dû aller à Ramponneau : ses vrais contemporains étaient Chardin, La Tour, Fragonard, les Encyclopédistes ; ses joies, la causerie alerte, le commerce épistolaire, la chronique de l’Œil-de-Bœuf. Le nom qu’on lui donnait au dehors. Monsieur Degas, s’il évoque un aspect de pontife ou de bourgeois empesé, est exactement le dernier qui lui convint. Pas plus qu’un rapin ou un impressionniste, Degas n’était un doctrinaire ou un bourgeois.

C’est seulement dans les dernières années qu’il se mit à ressembler au portrait que la légende avait tracé de lui et qu’il mérita le nom d’ « ours gris » dont il aimait jadis, lui-même, à s’affubler. Et cela fut l’effet des seules circonstances. Sa vieillesse fut triste, comme celle de presque tous les observateurs ironiques de la vie : Hogarth, Gillray, Robert Seymour, Daumier, Gavarni, Traviès. Presque aveugle, la vue trop affaiblie pour travailler encore, il ne peignait ou ne dépeignait plus que par des « mots. » On ne savait trop ce qu’il était devenu, mais de temps en temps, un artiste à la mode, promenant allègrement, dans les salles du Salon ou sur l’avenue de Villiers, sa gloire satisfaite, se sentait transpercé par un trait barbelé, venant on