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défendu contre les contagions malsaines des ateliers et des villes ; il faut que l’insuffisance du gain, multipliée par le nombre des enfans, ne devienne pas le plus insurmontable obstacle à la fécondité des foyers. Prévoir cela avait été la plus sociale sollicitude d’Harmel. Les difficultés très multiples de toute association entre le capital et le travail ont laissé sa tentative au rang de ces exemples qu’on admire, mais qu’on n’imite pas ; du moins a-t-on étudié une réforme plus simple, l’augmentation de salaire proportionnelle au nombre des enfans. De novateurs déjà nombreux je citerai un seul, qui a apporté à plusieurs problèmes les solutions d’un cœur généreux et d’un esprit réalisateur. M. Michelin, par qui le travail du caoutchouc et la fabrication des pneumatiques, sont devenus en France une industrie nationale, n’a pas établi ses usines dans une ville, mais aux environs de Clermont, à Royat ; il a assuré à une partie des ouvriers une demeure saine, vaste, gaie et qui, par un jardin, leur fait reprendre familiarité avec la terre ; enfin il a accru leurs salaires à proportion que leur famille s’accroît[1].

  1. « L’arrivée de la guerre fit suspendre nos études, mais en voyant sa prolongation, nous nous décidâmes au contraire à réaliser nos projets, pensant que ce serait un excellent réconfort pour les pères de famille qui sont au front de savoir qu’à leur retour ils trouveraient aide et secours.
    Comment et sur quelles bases nous avons établi l’échelle de ces supplémens ?
    Nous donnons, pour un troisième enfant, 540 francs par an. Dans notre pensée, ces 540 francs sont suffisans pour compenser les dépenses supplémentaires qu’amène ce troisième enfant. Chaque enfant ensuite donne droit à un nouveau supplément.
    Plus le nombre d’enfans augmente, moins le chiffre par enfant est élevé. C’est que nous considérons, — c’est un fait d’expérience, — que les dépenses du ménage n’augmentent pas proportionnellement au nombre des enfans.
    Du reste, si nous avions continué au taux de 540 francs par enfant, nous serions arrivés à des taux tels qu’ils seraient devenus absurdes ; il vous est facile de vous en rendre compte.
    Nous n’avons pas hésité à mettre une somme importante pour le troisième enfant, car il n’est pas douteux que si les ménages à un enfant sont assez nombreux, si ceux à deux enfans ne sont pas très rares non plus, ceux à trois enfans sont déjà des exceptions. C’est contre cette limitation à deux enfans que nous avons voulu lutter, et nous avons lutté par une pension importante attribuée au troisième enfant.
    Nous donnons quelques allocations dès le deuxième enfant. Ce n’est pas là une partie essentielle de notre fondation, mais nous croyons cependant que c’est une bonne chose que l’arrivée de ce deuxième enfant soit accompagnée de quelques avantages pécuniaires, car notre but a été de provoquer la naissance du troisième enfant et des suivans.
    Ces premières décisions prises, nous nous sommes aperçus qu’un père de famille qui, confiant dans nos rentes, aurait créé une famille, la laisserait dans une situation bien lamentable s’il mourait jeune.
    Il y avait là pour lui, ou plutôt pour sa famille, un risque considérable.
    Nous avons pensé que ce risque, considérable pour l’ouvrier, l’était beaucoup moins pour la maison, étant donné qu’en somme on meurt peu jeune. Nous l’avons donc pris à notre charge par la création de pensions.
    Combien nous coule l’ensemble de cette création ?
    Actuellement : 10 000 francs par mois en moyenne. Nous évaluons, — lorsque les mobilisés seront rentrés à l’usine, — que cette dépense sera de 16 à 20 000 francs par mois.
    Vous nous demandez si nous avons créé ainsi une œuvre temporaire ou non. Nous pensons bien que cette œuvre durera autant que notre Société.
    Et enfin vous demandez comment les ouvriers ont accueilli la réforme. Nous pouvons dire que l’annonce de cette institution a produit le meilleur effet auprès de notre personnel. Ceux même qui n’ont pas d’enfans reconnaissent qu’il est très légitime que l’on vienne en aide à leurs camarades dont les charges de famille sont importantes, et, dès maintenant, nous espérons que le but que nous recherchions sera atteint.
    Pour permettre à vos ouvriers de se procurer des appartemens donnant tout le confort et l’hygiène possibles, nous avons fondé une société d’habitation qui a construit, à cette heure plus de 420 logemens, dont 300 dans des maisons séparées, chacun de nos appartemens ayant un jardin.
    Cette société vient d’acquérir de grands terrains, et, dès que les circonstances le permettront, elle continuera la construction de logemens qu’elle a l’intention de tripler.
    Le prix de nos logemens, quatre pièces avec jardin est en moyenne de 260 francs ; mais nous faisons bénéficier nos ouvriers d’une réduction en raison du nombre de leurs enfans.
    Ainsi : Une famille de 3 enfans ne paie plus que 200 francs ; une famille de 4 enfans ne paie plus que 180 francs ; une famille de ii enfans ne paie plus que 160 francs ; une famille de 6 enfans ne paie plus que 140 francs ; et ainsi de suite, en diminuant 20 francs par enfant.
    Laissez-moi vous indiquer ici l’argument de fait très simple et, à mon avis, très convaincant qui nous a décidés à entreprendre cette question. Un ouvrier gagne 5 francs par jour ; s’il est marié et sans enfant, il a à dépenser 2 fr. 50 par tête ; mais s’il a 6 enfans, — je prends ce cas, parce que moi-même j’en ai 6, — il aura à dépenser par tête 5 : 8 = 0 fr. 62. Il ne lui sera pas possible de vivre, lui et les siens. » (Lettres de M. Michelin, 9 juillet 1916 et 10 mars 1917.)