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exécuté en maquette bien longtemps auparavant. Depuis vingt ans, ce que le maître montrait, en dehors de ses bustes, c’étaient des intentions de monumens ou de curieuses recherches de modelés destinées à faire jouer, de façons nouvelles, la lumière. Et non seulement il les façonnait pour lui et pour ses amis, pour la joie des yeux habitués à discerner la vertu spécifique du « morceau, » mais il les montrait au public. Il les exposait au plus bel endroit du Salon, sous la coupole, après d’interminables conférences sur la mise en place, et souvent même avec un long retard, en sorte que le plâtre pompeusement annoncé et impatiemment attendu faisait son entrée, au milieu de la salle déjà pleine, comme le chef-d’œuvre suprême, le dernier mot de l’Art. Le public se précipitait et ne distinguait rien, ou peu de chose… De là son effarement. Or, c’est une pente invincible de l’esprit humain de frapper tout l’œuvre d’un artiste à l’effigie du morceau qui l’a rendu célèbre, quoi qu’il ait pu faire, avant, de supérieur, — ou d’inférieur, après. Le public n’admet pas qu’un homme ait existé avant qu’il s’en soit aperçu. N’ayant donc aperçu Rodin qu’auprès de son Balzac, du Victor Hugo, de l’Homme qui marche et de quelques projets de ruines, il a retenu de ce nom et de cette œuvre surtout ce qu’ils signifiaient dans la dernière période de sa vie, — vingt ans sur plus de cinquante-sept ans de travail.

Dans cette erreur d’optique, le public fut grandement encouragé par la littérature. Celle-ci était restée fort longtemps avant de s’aviser qu’un génie nouveau pétrissait de la glaise, boulevard d’Italie ou rue de l’Université, de même qu’elle mit soixante-dix ans à découvrir qu’un génie observateur, couché à plat ventre dans un hermas de Provence, pénétrait les secrets d’un monde nouveau. Quand elle s’en avisa, pour regagner le temps perdu, elle se précipita dans l’hyperbole. Casanova raconte que, lorsqu’il fut présentée Fontenelle, qui n’avait pas moins alors de quatre-vingt-treize ans, il lui dit un peu étourdiment qu’il venait d’Italie exprès pour le voir. « Avouez, monsieur, lui répondit Fontenelle, que vous vous êtes fait attendre bien longtemps… » C’est ce que Rodin eût pu dire à tant d’hommes de lettres acharnés à sa gloire. Ils se dépensaient en discours confus et tardifs, lorsqu’un seul mot clair, dit vingt ou trente ans plus tôt, lui eût été plus profitable, et mon seulement à lui, mais au goût public et à l’art. Le public,