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Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/145

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d’ombre verte et dorment profondément, bercés au-dessus de vos têtes… Du lieber Gott ! Et moi, je suis assis, suant et écœuré, en face d’intempérans Allemands qui boivent de la lourde bière, tandis que là-bas, les eaux ombreuses coulent fraîches pour baigner la chair nue… Ici, les tulipes ne poussent qu’ainsi qu’on le leur commande : sur les haies anglaises, libre, fleurit une rose non officielle !

« Vers Haslingfield et Coton, s’étendent de molles prairies dont l’entrée n’est pas Verboten ! … Ah ! fussé-je à Grantchester, à Grantchester ! Là, ceux qui le veulent peuvent entrer en communion avec la nature, la terre et toutes les choses de ce genre ; là, les hommes modernes intelligens ont vu des faunes aux aguets à travers les feuillages, et ils ont senti que les classiques ne sont pas morts en apercevant émerger, hors de l’eau, la tête vive d’une naïade ou en entendant, de loin, le chèvre-pied jouer tout bas de la flûte…

« Dieu ! je veux faire mes colis, prendre le train qui me ramènera en Angleterre ; car l’Angleterre est, de tous les pays du monde que je connais, celui où les hommes au cœur splendide peuvent vivre le mieux, et de toute l’Angleterre, la province de Cambridge est le lieu fait pour les hommes les plus compréhensifs, et dans ce district, ce que je préfère, c’est l’adorable hameau de Grantchester…[1]. »

Cependant, aussitôt rentré à Grantchester, le poète à l’âme vagabonde songe à repartir vers de nouveaux climats : quitte à se trouver, comme à Berlin, « perdu et isolé, » il s’en ira, charmé par son rêve, errer sur tous les rivages, à la recherche de cette Chimère que chacun, peut-être, porte inconsciemment enfouie dans son cœur, mais que jamais personne ne découvre en dehors de soi.

Sans doute, l’amour eût pu enfermer, comme en une oasis, cette jeunesse inquiète, lui découvrir un empire contenant plus d’émotions enivrantes que mille lointains pays. Mais Rupert Brooke, riche cependant de tous les dons, paraît n’avoir connu que les rigueurs de l’amour, ses vastes chagrins, son morne ennui :

«… L’amour vend la fière citadelle du cœur au hasard. Ceux qui ont aimé sans être aimés, ceux-là ont connu la honte. Même alors que deux bouches, assoiffées l’une de l’autre, se

  1. Rupert-Brooke, 1914, et autres poèmes.