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vu « des forêts d’orangers et de citronniers sauvages si grandes que c’était à perdre vue, vers le Tagris, en la côte occidentale d’Afrique. » Et, le Tagris, en la côte occidentale d’Afrique, c’est l’Abyssinie : Arthur Rimbaud, quand il arriva au pays du négus Ménélik, sut-il que le poète des Visions y avait précédé le poète des Illumination ? Mais alors, Rimbaud corrigeait la poésie par le négoce.

Au retour de ses voyages, Saint-Amant s’attache au duc de Retz ; et il est, auprès de ce grand seigneur, en qualité de bel esprit familièrement traité. Ces beaux esprits auprès des grands seigneurs, l’un des biographes de Saint-Amant, Livet, les caractérise un peu vite : a successeurs non titrés des Triboulet et des l’Angély. » De telles considérations républicaines remplacent la vérité. Il suffit de lire une lettre que Saint-Amant, simple poète, adresse à Monseigneur le duc de Retz, pair de France et chevalier des ordres du Roi, en lui dédiant le premier recueil de ses œuvres, pour savoir qu’il n’était pas du tout, à la petite cour de Belle-Isle, un bouffon. Très joliment, il se souvient de l’aventure de Deucalion et de Pirrhe, lesquels se sauvèrent du déluge en gravissant le mont Parnasse, seul épargné par les eaux : « Cela ne fait-il pas voir clairement, Monseigneur, que ceux qui aiment les lettres ne périssent jamais ? » Pirrhe et Deucalion, « ces deux illustres reliques du genre humain, » que les Muses ont garanties de l’universel désastre, sont un avertissement. Et sans doute Saint-Amant ne se flatte pas d’offrir à son protecteur le cadeau de l’immortalité ; mais, somme toute, il s’est laissé dire que ses vers ne mourraient pas avec lui : et, ainsi, « j’aurai peut-être la gloire de vivre avec vous longtemps après que je ne serai plus au monde, si vous avez agréable que le commencement de ce livre soit honoré de votre nom… » Flatteries ? Et fierté ! Le nouveau grand seigneur, le public, a reçu quelquefois de ses beaux esprits d’autres flatteries, et parées de moins de fierté.

A Belle-Isle, le duc de Retz était, en quelque sorte, un souverain, possédant tout le pays autour d’un château fortifié qui défiait jusqu’à une descente des Anglais. Sur la vie qu’une jeunesse très gaillarde y put mener, il y a un témoignage, retrouvé par M. Livet, qui en fait grand cas ; une lettre d’un certain M. Roger, commissaire de la marine à Belle-Isle : « Souvent, le maréchal de Belle-Isle et Saint-Amant montoient sur une vieille crédence où ils avaient une petite table chargée de bouteilles de vin. Là, chacun étant sur sa chaise, ils y faisoient des séances de vingt-quatre heures. Le duc de Retz les venoit voir de temps en temps dans cette attitude. Quelquefois la