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dans le fond de son cœur : il vivait trop la règle stoïque pour ne pas se retrouver cornélien quelque jour. Déjà, dans le premier des articles critiques qui soient sortis de sa plume (un essai sur La Bruyère), il avait parlé du rôle divin de Monime et célébré l’émotion contenue, délicate, profonde, que ce rôle dégage comme une musique touchante qui ravit lorsqu’on l’écoute et qui, lorsqu’on ne l’entend plus, fait rêver. — Racine aurait-il donc créé parfois des hommes, non des abstractions ou des harangues ? — Mais la réparation sera bien autrement complète dans les trois feuilletons consacrés en 1858 par le jeune collaborateur du Journal des Débats au créateur de Monime, feuilletons qui ont été recueillis dans ses Nouveaux Essais. Il y tient désormais la balance égale entre Racine et Shakspeare qu’il plaçait, peu de temps auparavant, si loin l’un de l’autre. Certes, concède-t-il alors, il est bon de connaîtra l’homme et c’est le lot du poète anglais, mais il est également beau de l’embellir, et c’est le mérite du dramaturge français. De ces deux voies ouvertes devant l’artiste, l’une vaut l’autre, car il y a tout autant de gloire à épurer qu’à créer. Si Shakspeare nous repose parfois de Racine, Racine ne nous repose pas moins de Shakspeare. Monime, Junie, Andromaque sont des êtres divins dont la perfection est d’un genre unique, car on trouve en elles non plus seulement des enfans frêles, tendres et touchans comme Imogène ou comme Ophélie, mais des femmes réfléchies, d’esprit cultivé, de ferme caractère. On les voit sans cesse maîtresses d’elles-mêmes, capables de discerner, à travers les obscurités de la mêlée sociale, l’utile et l’honnête, de l’atteindre malgré les tentations ou les erreurs, de résister aux autres et à soi ! Compagnes vraiment égales de l’homme désormais, parce que leur vertu comme la sienne est fondée sur la raison ! « Si j’avais, écrit le correspondant de Hatzfeld après quatre ans de réflexion continuée sur le spectacle du monde, si j’avais le pouvoir de ranimer les êtres, ce n’est pas Desdémone que j’évoquerais, elle est trop petite fille : ni Hamlet, j’aurais mal aux nerfs. C’est Monime que je voudrais voir !… Nous ne devons pas juger un monde aristocratique et oratoire (il faudrait dire, selon nous, rationnel et chrétien) d’après nos cris de poètes lyriques et nos habitudes de plébéiens… Il y a là une nuance de beauté que nul peintre n’avait encore saisie, la délicatesse de l’honnêteté et le tact de la vertu. Cette beauté se