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rien publier ? Sans doute, les circonstances étaient contraires ; de graves scrupules théologiques fermaient à Spitteler la carrière pastorale à laquelle il s’était préparé ; il fallait compter avec la nécessité d’un travail mercenaire, loin de tout centre littéraire et intellectuel, loin de toute école et de tout cénacle qui auraient pu fournir le stimulant nécessaire. Mais la vraie raison est plus profonde et Spitteler l’a maintes fois précisée : elle tient à une fausse méthode de travail ; le poète croit, à cette période, que la forme naît spontanément de la pensée, par germination intérieure, sans que la raison ou la volonté ait à intervenir. D’où un foisonnement désordonné d’images, une multitude de plans ébauchés, abandonnés et repris et qui « dégénèrent par la profusion des variantes. » Ni le Prêtre Jean, ni l’Atlantis, ni les Noces de Thésée, ni cet Héraklès tant aimé n’ont pu être achevés. Et lorsque, dans une nuit mémorable, celle de l’arrivée à Heidelberg (14-15 octobre 1867) a surgi du chaos une vision plus nette et plus obsédante, celle de Prométhée quittant la vallée natale sous la malédiction de l’Ange irrité, il a fallu, non pas huit jours, comme le pensait le jeune poète, mais treize années de labeur acharné pour que l’œuvre prît forme et vînt au jour.

Spitteler n’aime guère les confidences. Mais s’il décrit en termes pathétiques, dans une conférence sur la Personnalité du poète[1]ces orages de l’adolescence, ces premières révoltes de l’individualité juvénile, ces crises d’orgueil et de désespoir qui peuvent mener au bord du suicide, soyons sûrs qu’il les connaît d’expérience directe. Il sait que toute sagesse et toute virtuosité ne s’achètent « qu’à prix de sang. » Au travail de son Prométhée, poursuivi d’abord en Suisse, puis en Russie, il a donné le meilleur de sa force et toute sa jeunesse. Il ne parle de cette période qu’avec une sorte d’horreur sacrée, comme d’un « travail de Sisyphe, » d’une « Passion qui a duré dix ans, » mais au cours de laquelle il a « entrepris et mené à bien des tâches poétiques si ardues que tout autre travail lui a paru aisé par la suite. » Mais, ajoute-t-il, « comme, dans ce cruel labeur, les années s’évanouissaient une à une, emmenant avec elles ma jeunesse, sans espoir de retour, un pathétique puissant se développa naturellement dans mon âme. De ce pathétique est né le

  1. Vérités souriantes, p. 154-177.