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peut seule suppléer à la peinture et à la musique, celle dont on peut le mieux se rendre maître par le travail. Car il ne croit pas précisément à l’inspiration, ou du moins, il pense qu’on peut la solliciter par le travail. « Le travail, dit-il, tend des rets où les visions, un beau matin, viennent se prendre. »

Dans ce tâtonnement préalable où des maîtres tels que Wackernagel et J. Burckhardt ont pu le guider, même à son insu, une lueur jaillit soudain : à vingt-deux ans, la lecture du Roland furieux révèle à « l’ex-apprenti-peintre » une poésie toute proche de la grande peinture a fresque, poésie d’action, de gestes et de batailles où « toutes choses sont transmuées en devenir vivant[1]. » Dès lors, il s’habitue à projeter au dehors en tableaux symboliques, en hautes figures allégoriques, en visions mouvantes et chatoyantes, tout ce qui vit en lui de pensée et de rêve. Il veut être poète épique. Entreprise que condamne la critique officielle. Ne sait-on pas que l’épopée est un genre mort depuis des siècles ? N’est-elle pas l’apanage des époques primitives et des peuples-enfans ? Fort de son admiration pour Dante, pour l’Arioste et pour la Renaissance italienne, Spitteler revendique « le droit à l’épopée, » à l’épopée savante, héroïque ou mythologique, qui ne saurait à aucun moment se confondre avec le roman : le romancier, dit-il, ressemble au poète épique comme un escargot ressemble à un hussard ; tous deux se meuvent sur le chemin, et peut-être dans le même sens, mais tandis que l’un rampe sur le ventre dans l’ornière, l’autre s’avance au galop de son cheval.

Pour lui, son choix est fait d’avance. Il sent en lui frémir « ce courage débordant, ce goût de l’aventure, cet amour du coloris brillant de l’existence » qui sont les marques du génie épique. Une « allégresse matinale » l’emplit, un désir « qui s’élance dans l’univers sur les ailes de l’imagination, avide de tout ce que Dame Aventure lui enverra au travers du chemin…[2]. C’était au temps de sa jeunesse, la santé colorait son sang, de jour en jour croissait sa force… »[3].

Comment expliquer qu’avec un tempérament de cette exubérance, Spitteler soit arrivé jusqu’à l’âge de trente-cinq ans sans

  1. J. Burckhardt, cité par Meissner, p. 7.
  2. Voir dans les Vérités souriantes (Lachende Wahrbeiten) les chapitres sur l’Épopée défendue, le Critérium du don épique (pp. 44-46, 216-218).
  3. Début de Prométhée et Epiméthée.