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Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/432

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bouche, le tança et lui dit, — et son regard en disait plus long que ses paroles :

« Prométhée, trop d’insolence est dans ton cœur, et trop promptes sont tes lèvres à contredire ! Cependant je suis venu traiter avec toi de choses graves, et le destin de ta longue vie est tout entier sous ta langue. Écoute donc, une fois encore, mon conseil : si tu n’es pas capable de t’affranchir de cette Ame injuste, voici, tu y perdras le prix immense de tes longues années, et la joie de ton cœur, et tous les fruits de ton esprit ingénieux. »

Et de nouveau Prométhée insista et dit d’un ton ferme :

« Maître suprême, qui gardes sous clef dans ton trésor les joies terrestres, si bien que, hors de ta grâce, nul bonheur ne dure au cœur de l’homme ! Peut-être connais-tu cette légende du Pays des Hommes : Un homme avait des amis qui vinrent le trouver, pleins d’anxiété, et lui dirent : Voici, tu as une mauvaise femme qui te conduira à la mort et au crime. — Et l’homme sourit doucement et dit : A la mort ? au crime ? qu’importe ? — Il en est de même de moi, et ni dans la joie, ni dans la peine, je ne saurais me passer de son murmure adoré. »

Et à cette réponse, l’Ange se détourna, salua et partit. Et lentement il traversa la vallée étroite, pas à pas et comme hésitant. Et parvenu à la clôture intérieure du vallon, il s’arrêta, immobile et dans l’attente, tel celui qui croit être rappelé et espère chez son ami un tardif et dernier repentir.


Seul dans sa montagne sauvage, Prométhée connaîtra désormais l’exil, et plus tard la servitude ; il laissera dépérir, faute d’emploi ou d’occasion, et la vigueur et la tendresse dont sa jeunesse était si riche. Sur l’ordre de sa divinité mystérieuse, il lui faudra massacrer tous les innocens compagnons de sa solitude, les petits du Lion et ceux du Chien, tout son orgueil, toutes ses humbles joies, toutes ses légitimes espérances. Être soi, ne jamais accepter d’acheter au marché « les bons principes » qu’on y débite à vil prix ; se faire à soi-même sa loi et la choisir dure et belle, et ardue au-delà de toute expression, renoncer même aux « bonnes actions » courantes et à la satisfaction naïve qu’elles procurent ; accepter de vivre seul et bourrelé ; choisir, en un mot, la solitude, la misère, les privations, le doute intérieur et le tourment perpétuel d’un cœur inassouvi et d’une énergie sans emploi : tel est le choix prométhéen. À ce prix, on devient un homme. À ce prix, on mérite l’approbation et le sourire de la déesse aux yeux changeans qui n’admet pas de partage.