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tuer ! » s’écrie Sougni ; elle ajoute qu’elle sera charmée d’améliorer la vue de sa belle-mère. « Est-ce assez simplement, niaisement sublime? » demande Judith Gautier. L’on hésite à répondre ; et la mort de Sougni, étranglée au moyen d’une corde et tirant d’un côté la corde pendant que Kono-Guihei tire de l’autre côté, est une chose un peu moins épouvantable encore que la suite de l’anecdote : Kono-Guihei allumant le feu et cuisant à la casserole, pour sa pauvre mère, le foie de Sougni, son épouse dévouée. Ce n’est pas une histoire inventée à plaisir: mais une cause célèbre. Kono-Guihei fut arrêté. Judith Gautier connaissait de Paris le juge d’instruction, M. Komïosi-Sabouro, un doux poète, paraît-il. Et Kono-Guihei fut condamné à neuf ans de réclusion majeure. On l’avait pris avant qu’il n’eût guéri sa mère ; et Judith Gautier constate que les magistrats de Tokio, magistrats modernes, ont rendu le sacrifice de Sougni tout à fait mutile.

Ces remarques, je les emprunte à divers essais qui forment, pour ainsi parler, autour de l’œuvre de Judith Gautier, l’enceinte défensive. Son œuvre n’a pas d’autre contact avec le monde moderne, qu’elle a écarté de cette manière, et promptement. Voilà toute sa polémique. Dans cette enceinte, l’œuvre se développe, s’épanouit en sûreté. Le Japon d’autrefois en est la fleur la plus charmante et celle dont les parfums sont le plus capiteux. Les Princesses d’amour ont de singulières déUces et des vertus. Le Yosi-Wara, où elles ont le marché de leurs sourires, est l’asile des sentimens voluptueux et intelligens, décens même jusqu’à la cérémonie, l’asile de la littérature. Nulle princesse de cour ne s’exprime plus joliment que ces princesses d’amour et ne paraît avoir plus délicatement médité la fragilité universelle, dont la juste connaissance donne aux idées et au langage tant d’exquise politesse et de douceur mélancolique. Une petite Hana-Dori, ou l’Oiseau-Fleur, amenée à San-Daï, jeune homme qui ne sait pas encore que « la vie est courte et qu’il faut saisir le plaisir par la manche, « lui tient ces propos d’une tristesse bien séduisante : « C’est peu de chose, n’est-ce pas ? la vie d’un être. Une bulle d’air, qui se forme et monte comme une perle à la surface de la mer, s’y balance un instant, s’irise à la lumière, reflète l’espace et le ciel, puis éclate sans causer le plus léger trouble dans l’immensité du monde… » Alors, il fallait mourir, plutôt que de s’attrister ? Non : l’Oiseau-Fleur n’osait jeter son âme dans le mystère d’une autre vie ou du néant ; puis : « Née et formée pour l’amour, j’aurais pleuré de mourir avant d’avoir connu l’amour, ô mon prince… » Car San-Daï est un prince ;