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Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/754

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nous valut les plus beaux cris de la Colère de Samson[1].

Ce « parfum de sainte solitude, » ce silence que, par fierté, Vigny aimait, il s’y enferma pendant les vingt-huit dernières années de sa vie. « Ce fut pour lui, dit un de ses biographes, un refuge contre les heurts du monde, une thébaïde impénétrable où il demeura seul en présence de sa pensée[2]. »

Pourtant, à la fin de l’année 1838, le silence de Vigny se prolongeant, F. Buloz s’inquiète de nouveau. Mais Stello n’est plus à Paris : qu’est devenu Stello ? Voici sa réponse :


23 décembre 1838, 42, York Street, Portmann Square.

« Mais, en vérité, je suis dans un pays fort connu qui s’appelle Londres ; c’est une grande forge et une belle boutique située au coin de l’Angleterre. Vous aurez pu entendre parler de ce pays-là, et cette ville n’est pas découverte trop nouvellement.

« J’y suis depuis le 25 novembre ; je n’ai passé qu’un jour à Paris, et je suis arrivé tout droit ici avec Mme de Vigny dans sa famille. Des affaires m’ont fait quitter le midi de la France, où je travaillais paisiblement, comme en effet je vous l’écrivais, je crois[3]. On me fait fête ici. Les soirées y sont continuelles et brillantes, et vous savez que c’est le tems où le mouvement commence. C’est toujours la vie aux flambeaux, d’ailleurs, car la nuit ne cesse guère, tant le brouillard et la fumée sont amoureusement entrelacés.

« Le jour n’est pas plus obscur sous le 70e degré de latitude, où n’est plus, j’espère, Marmier, avec mon cousin. J’ai un peu de calme en ce moment-ci parce qu’il n’y a plus autour de moi que six enfans blonds qui parlent ; je puis écrire ; il y en a neuf ordinairement, mais si jolis que je n’entends pas leur bruit. Il est bien vrai que tout ce voyage m’interrompt dans mes écrits, mais qu’y faire ? On ne compose pas sa vie comme un roman.

  1. L’admirable organisation artistique de Dorval égara Vigny. Comme il s’était évanoui plusieurs fois en écrivant Chatterton, Dorval pleura de vraies larmes en jouant Kitty Bell. Crut-il voir en elle une autre Kitty ? Au début de cette passion, il était si respectueux avec l’artiste, qu’un jour elle lui dit en le regardant dans le blanc des yeux : « Quand les parens de M. le comte viennent-ils me demander ma main ? »
  2. Paléologue, A. de Vigny
  3. Le 10 décembre, il écrivait à P. Busoni : « Vous parliez aussi de mes travaux. Le moyen de les achever, s’il vous plait ? Je m’y étais mis à la campagne, et des affaires m’ont appelé à Londres où me voilà en plein luxe et en plein brouillard. »