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III. — VISITE A GUYNEMER


Dimanche 3 juin 1917.

Ce premier dimanche de juin, les femmes des villages d’alentour sont venues rendre visite au camp d’aviation. Il est sévèrement défendu d’y entrer, mais on peut jeter un coup d’œil, assister d’un peu loin aux départs et aux atterrissages. Le plein soleil fait ressembler ces paysages de France aux campagnes de Grèce : des vallons qui s’allongent, des collines couronnées d’arbres, une mesure, une harmonie des lignes dont la lumière crue accentue la netteté et la régularité. On cherche sur les hauteurs des colonnades de temples.

Ces mouvemens du sol conduisent le regard aux falaises de l’Aisne. Au-delà, c’est la dure bataille qui continue, mais on en perçoit à peine les rumeurs.

Pourquoi les bonnes femmes des villages sont-elles attirées vers ce camp d’aviation plutôt que vers tel autre, celui-ci, par exemple, dont les hangars s’aperçoivent sur le plateau voisin ? Elles savent que, s’il n’y a pas ici de temple, il y a de jeunes dieux. Elles voudraient voir Guynemer.

La tradition orale, ailée elle aussi, a porté au loin, de hameau en hameau, de ferme en ferme, les exploits du 25 mai. Et le lendemain 26, on le sait encore, Guynemer a vidé à nouveau les cieux.

Déjà plusieurs aviateurs ont atterri, dont les noms sont célèbres. Mais la mémoire populaire ne peut retenir toute une mythologie. Voici qu’un avion descend en gracieuses spirales et, après une dernière courbe, vient doucement se poser et rouler jusqu’au bord de la balustrade.

— Guynemer !

La nouvelle a gagné de proche en proche. Elle n’a pas été annoncée tout haut, elle n’a été que chuchotée ainsi qu’il convient à la céleste venue. Le pilote n’a même pas aperçu cette foule qui se recueille en le regardant. Il a ôté la visière de son casque et montré sans le savoir son visage soucieux. Il inspecte avec sévérité le mécanisme de son arme. Il a rencontré deux ennemis qu’un enrayage de sa mitrailleuse a sauvés. Comme les peintres d’autrefois broyaient eux-mêmes leurs couleurs et assuraient à leur art la protection de la durée