Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 43.djvu/901

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Enfin, un autre talent qu’il avait était celui de conter parfaitement les histoires. Il en avait toujours tout un lot d’excellentes, généralement fort gaies, et dites avec beaucoup d’humour. Ce soir-là cependant, il était silencieux, contre son ordinaire ; le diner languissait. Chacun de nous observait la même réserve et ne soufflait mot qu’à voix basse, car l’étiquette commande que l’on ne parle pas, quand le « patron » se tait.

Il paraissait absent, pâli par ce long séjour dans le dégel et l’horrible fange des Chambrettes, subissant cette dépression qui accompagne la fin de l’effort, cette détente de l’énergie qui ressemble à un engourdissement. Un grand pli amer lui fripait le visage de chaque côté du nez, encadrait ses lèvres dédaigneuses. Et comme dans une eau-forte de maître, sa figure éclairée de face, subitement grave, les yeux baissés, se doublait par derrière, légèrement courbée en ombre démesurée, sur la voûte de la casemate.

Il mangeait peu, continuait à s’absorber dans sa rêverie. Le lieu étrange, cette espèce de cylindre blanchâtre, avec son appareil rugueux de pierres calcaires, le sol de terre battue, les panneaux de bois blanc couverts de cartes et d’hiéroglyphes représentant des positions de batteries et de tranchées : Mort-Homme, Louvemont, Caurières, Bezonvaux, tout ce que le langage résume dans ce nom de Verdun, — agissaient à la fois sur l’imagination. Tout ce vague dehors nocturne semblait hanter à cette heure notre salle paisible, circuler en silence autour de la sphère lumineuse tracée par notre lampe. Le colonel suivait le cours de ses pensées ; les images récentes en faisaient lever de plus anciennes et se confondaient avec elles. Au lieu de la scène présente, ses yeux en voyaient d’autres dans le même décor. L’atmosphère de Verdun, l’atmosphère captivante de cette cloche de songes où nous nous trouvions enfermés, s’insinuait dans son âme ; l’envoûtement commençait, et il se mit à parler lentement, d’une voix sourde, comme si c’était l’autre, le « double » que j’avais cru distinguer derrière lui, qui lui soufflait ses mots ou prenait la parole à sa place.

Il disait son premier séjour, ses impressions de novice, son début à Verdun. C’était l’année d’avant, aux derniers jours de l’hiver ; la bataille durait déjà depuis deux mois. Il disait l’anxiété, la longue appréhension, puis le voyage, un interminable voyage, avec des arrêts, des à-coups, comme sur une