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de feu. De ce train-là, on relevait un bataillon par jour ; encore y laissait-on des plumes. Et il fallait des hommes aussi aguerris que les nôtres, aussi à la coule du mouvement, pour n’en pas laisser davantage. Enfin, l’opération s’achevait : j’avais deux bataillons de sauvés ; je n’attendais plus que le troisième, qu’on relevait cette nuit-là, pour m’en aller aussi, et je n’en étais pas fâché.

« J’avais pour cela plusieurs raisons, que je vous dirai tout à l’heure, mais la principale est qu’on devinait un terrible orage sur le point d’éclater. On ne savait pas encore ce qui se préparait, mais cela sentait mauvais. A ce moment-là, nos lignes passaient devant Thiaumont. Quel remue-ménage se faisait, qu’est-ce qui se passait par là dans les ravins ? Tout cela se peuplait d’un piétinement sourd et d’une respiration d’armée. L’artillerie redoublait de puissance et de brutalité. Le vacarme ne cessait plus. Le quinze, le vingt et un pleuvaient comme du petit plomb. Depuis trois jours, le concert allait rinforzando. La crise approchait d’heure en heure. Moi, ça m’était égal : j’étais relevé. J’avais tenu le coup de la préparation : aux autres de s’occuper du reste. Après moi, le déluge ! Mais il aurait été vexant, avouez-le, d’être chipé dans la bagarre, pincé en refermant la porte par le pan de ma capote, et c’est pourquoi il me tardait de tirer mon chapeau aux Quatre-Cheminées.

« C’était d’ailleurs, je vous en réponds, un ermitage austère : un peu de paille et des cadres de treillage pour la nuit. Le poste servait à la fois au régiment et à la brigade. Les deux états-majors, officiers, plantons, secrétaires, liaison, téléphonistes, s’entassaient là-dedans comme cela se pouvait. Et comme il n’y avait pas le choix aux environs, on avait placé à un bout un poste de secours. C’était une procession de blessés, de civières, et le mouvement du personnel, médecins, infirmiers, brancardiers, aumônier, séparé du reste par un méchant rideau en toiles de tentes : vous voyez d’ici quelle pétaudière. Quelques tables, des lampes d’atelier qui empestaient l’acétylène, des bougies dans des coins, une odeur de mangeaille, de sueur, d’éther, de laudanum. Et comme c’était une nuit de relève, tout était doublé, naturellement : deux brigadiers, deux colonels, et leur suite, une cohue… C’était la foire.

« Moi, encore une fois, cela ne me regardait plus. Mon successeur était arrivé à bon port, je lui avais passé le secteur ;