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nous les croyions encore à quinze cents mètres, et ce fait terrible nous éclatait sur la nuque comme la foudre.

« L’enveloppe avait résisté ; du reste nous n’en vallons guère mieux : nous étions crevés, enfoncés. À quel endroit ? Comment ? Depuis quand ? On se précipite à la porte : toute la crête de Fleury était claire de fusées, illuminée de bouquets comme un balcon de girandoles. On aurait dit une fête, un vrai feu d’artifice. Et il y avait bien de quoi, — pour eux : c’était toute la gauche du « groupement » voisin, toute la corniche de Fleury qui venait d’être emportée. Thiaumont risquait d’être tourné par cette brèche : toute la ligne menaçait ruine.

« C’était le désastre. Si vous connaissez le pays, vous vous représentez le danger. Le ravin des Vignes, vers le Nord, forme les deux branches d’un Y, dont l’intervalle est occupé par une espèce de proue, où se trouve le village. C’est sur cette proue qu’étaient les Boches, comme un coin en plein centre ; ils enfilaient le ravin dans toute sa longueur. Ils y avaient déjà installé des mitrailleuses, à trois portées de pistolet du poste. Elles criblaient de balles la fente lumineuse de la porte entr’ouverte, et il fallut rentrer dans notre cave au plus tôt.

« Comme surprise, c’était complot. Qu’est-ce qui s’était passé au juste ? On ne sait pas. Aucun de nous, dans le fracas du bombardement de tout à l’heure, n’avait perçu le drame nocturne sur la crête de Fleury. Le drame ? Rien du tout, peut-être : une avant-garde envoyée pour tâter le terrain et voir ce qui restait de la garnison écrasée… La reconnaissance n’avait dû trouver que des cadavres, elle avait passé à la muette sur la défense anéantie : la barrière vermoulue s’était effondrée d’elle-même, et personne n’avait même soupçonné le craquement.

« Comme vous voyez, c’était sérieux. Impossible d’ailleurs de se rendre compte sur le moment de l’étendue de la catastrophe. Et puis, ce n’est pas moi que la question regardait. Une seule chose était certaine : les Allemands étaient à Fleury ; leurs patrouilles circulaient chez nous. À chaque instant, nous courions le risque d’être enlevés, cueillis, enfumés, qui sait ? grillés peut-être comme des renards au gite, s’il leur prenait la fantaisie d’apporter du pétrole. Qu’est-ce que nous avions comme armes dans ce P. C. ? Où en étaient nos lignes ? Quelle liaison avec elles ? Si les Boches avaient su, pourtant : deux généraux, deux colonels, quelle proie ! Se borneraient-ils à ces coups de