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décourageante que les Européens et les Japonais ne peuvent pas s’entendre. Cet homme, qui avait passé quatorze ans de sa vie à étudier l’âme japonaise et qui ne se flattait plus de la comprendre, aboutissait ainsi à la même conclusion qu’un certain nombre de résidens européens dont il abominait l’esprit superficiel.

Il n’y a point de pays où les membres des colonies étrangères n’en disent autant des indigènes. Cela signifie qu’entre gens d’éducation et de nationalité différentes, les sujets de malentendus sont nombreux et qu’on n’arrive guère à se pénétrer complètement. L’homme n’est point chez lui partout dans l’humanité. Sa destinée est de vivre au milieu des siens, et ce n’est pas ce qu’elle a de plus dur. Quant à croire que les Japonais sont particulièrement inintelligibles et séparés de nous par des abimes d’incompréhension fatale, cette idée ne me paraît pas seulement mauvaise à propager, elle me parait fausse. Les plus belles histoires de Lafcadio Hearn la démentent, puisqu’elles émeuvent notre sympathie. Mais il se plaisait à élargir un mystère dont l’artiste jouissait et dont souffrait l’homme. Il aurait voulu que cette étrangeté, qui avait permis à son génie de donner toute sa mesure, lui fût comme une habitation confortable. L’exotisme peut fournir une carrière littéraire ; il ne constitue le fond de la vie que lorsqu’il se présente sous la forme d’une tâche ardue, d’une mission, d’un dévouement, d’un sacrifice ; et il s’appelle alors l’amour de l’humanité. Les missionnaires bouddhistes qui conquirent le Japon, et pour lesquels Lafcadio Hearn n’avait que de l’admiration, ne firent point d’exotisme. Nos missionnaires chrétiens, qu’il détestait, n’en font pas non plus. Ils ne recherchent point les images rares ou les sensations neuves ; ils ne sont pas en quête d’un frisson nouveau ; et ils savent trop l’énigme qu’est l’homme pour juger que l’énigme japonaise en soit une bien extraordinaire. Lafcadio Hearn, lui, jugea les Japonais délicieux, tant qu’ils s’accordaient à sa vision fantastique. Dès qu’ils s’en écartèrent, plutôt que de reconnaître qu’il avait exagéré leur singularité, il préféra les déclarer incompréhensibles.

Il les avait trop aimés contre les Européens ; et il supprimait même dix siècles de leur histoire pour ne voir en eux qu’un peuple « dominé par l’altruisme au point de perdre ses aptitudes à la conquête et à la ruse. » Mais, lorsqu’il eut à