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UNE ÉTOILE PASSA…

silence. Elle était vêtue simplement d’une robe unie de taffetas noir, qui, sans distraire le regard à aucun détail de la toilette, concentrait l’attention sur son beau visage, pâle sous la masse des cheveux noirs. Elle s’avançait languissamment d’un mouvement presque insensible, qui laissait deviner la jeunesse de son corps ; elle semblait suspendue comme un fil de la Vierge, légèrement palpitante, bercée par une subtile baleine, et la salle retenait son souffle devant cette vision, de peur de la faire évanouir.

Elle chanta l’air du premier acte de Manon, l’air de la jeune femme qui descend du coche et s’étire et se raconte, et découvre en parlant son pouvoir, et s’aperçoit qu’elle est charmante. Elle était elle-même Manon, elle descendait de voiture ; cette salle devenait la cour de l’hôtellerie d’Amiens ; tout le public avait pour elle les yeux de des Grieux. La musique câline, sinueuse, enveloppante, coupée de silences et de soupirs comme de caresses et de réticences, accompagnait, rendait sensibles cette timidité pleine de désirs, cette coquetterie ingénue, cette séduction de la femme qui prend conscience de ses charmes. Nous voyions devant nous l’héroïne elle-même, telle qu’elle vit dans tous les rêves par le plus beau des romans d’amour ; sa petite robe de pensionnaire, d’une simplicité étudiée, la rapprochait encore, la rendait plus vivante. Ce n’était plus un rôle, ce n’était plus l’artiste que nous avions devant les yeux : c’était la vie elle-même, l’éternelle Manon qui s’installait dans tous les cœurs ; elle chantait, et sa voix s’insinuait dans les âmes ; et ses doigts blancs, soyeux comme les pétales du camélia, jouaient mollement avec une chaine de perles.

Charme de la beauté, de quoi est faite ta magie ? D’où te vient Ion empire ? N’es-tu pas ce pouvoir qui attache à la vie et la fait paraître ravissante ? N’es-tu pas ce doux mensonge qui lie à l’existence par la promesse du bonheur et qui crée dans nos cœurs l’espérance et le désir ? C’est toi l’illusion répandue sur la nature, et qui nous fais à certains jours trouver le ciel plus bleu, les arbres plus pacifiques, le monde apparaître à nos yeux comme un séjour habitable ; tu es le sortilège, les délires de cet univers insensible et cruel. L’artiste qui t’a sentie, beauté mystérieuse et décevante, travaille à t’isoler des choses et à te donner dans son œuvre une réalité ; il s’efforce de te créer, ô déesse ! pour faire de toi un objet de contemplation.