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UNE ÉTOILE PASSA…

Bergues, qui avait autrefois sonné l’heure du berger. Et je regardai avec effroi cette petite tête oublieuse et froide, et si charmante, cette petite tête de poupée si jolie sous l’étroit bandeau de la Croix-Rouge, dont la croix signait d’un point de sang le front énigmatique.

Je repassai le soir à la division. Benjamin sortit avec moi sur le palier.

— Eh bien ! dit-il, vous avez vu ?

Je serrai sa main sans répondre. La peau était sèche et brûlante. Sa santé était ébranlée. Il avait une crise d’entérite et souffrait d’une rage de dents.

— Voilà où j’en suis, ajouta-t-il avec un geste découragé. Si seulement je pouvais dormir ! Mais je souffre trop.

— Qu’allez-vous faire ?

— Rien. Travailler. Adieu.

Et il disparut en faisant un bruit étouffé, que je pris pour un gémissement.


Je ne l’ai plus revu ; j’ai lieu de le croire toujours vivant. Après la guerre, si cette histoire lui tombe sous les yeux, peut-être s’y retrouvera-t-il avec plaisir : à moins qu’il n’ait perdu le souvenir de sa jeunesse, comme il arrive à tant d’hommes qui ne font que se survivre et ne sont plus, dans l’âge mûr, que des sépulcres ambulans.

On se demandera quelle est la morale de ce conte et quel rapport il peut offrir avec la guerre. C’est qu’on se figure la guerre comme un phénomène extraordinaire qui doit mettre sens dessus dessous les sentimens connus. Elle change, en effet, le destin des États et la carte des Empires ; elle ne change rien à la nature humaine. Elle bouleverse la politique et les rapports entre les princes ; elle fait chanceler les trônes, arme les républiques, opère des révolutions ; mais la force inconnue qui détache le Tsar comme une feuille morte et fait de l’autocratie une poussière d’indépendances, est impuissante à empêcher que les hommes soient jeunes : qu’il passe auprès d’eux une femme, la femme, comme hier, fera naître le désir.

On a beaucoup écrit sur les effets moraux de la guerre, sur sa vertu qui, paraît-il, élève et purifie. Ce sont des idées littéraires, et il n’y a aucune raison pour qu’il en soit ainsi. Le nombre des conversions produites par la guerre doit