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être infiniment rare. La guerre ne fait point de miracles : ce n’est pas son affaire. Les saints la sanctifient, mais elle n’a pas le pouvoir de sanctifier les autres. Toutes ces illusions viennent d’un défaut de réflexion en présence d’un fait dont l’habitude s’était perdue : il nous est apparu dans une grandeur de cataclysme, sous un aspect de fin du monde, avec des apparences surnaturelles et apocalyptiques.

— La guerre ? me disait un jour un ami avec qui j’analysais ce problème. Nous y voilà depuis trois ans, à toutes les minutes, à l’avant, à l’arrière ; elle nous enveloppe, in ea vivimus, movemur et sumus. Eh bien ! qu’a-t-elle d’inouï ? On y vit, on y meurt, on mange, on dort, on marche, on pense ou on rêve quelquefois ; on prie, si l’on peut. En quoi cela change-t-il les lois de notre condition mortelle ? La seule différence est qu’on se bat. Mais est-ce bien une différence ? On se bat avec d’autres armes, on se fait plus de mal, voilà tout. Mais réfléchissez-y : c’est bien la même chose. Il n’y a que la mort, qui nous semble un peu plus voisine ou un peu plus probable que dans l’existence ordinaire, et encore est-ce par légèreté que nous en jugeons ainsi. Qui sait même si cette menace ne dégage pas un sourd conseil d’épicurisme et ne nous invite pas à jouir aveuglément de la douceur qui passe et de nos heures rapides ? Pourquoi voudriez-vous que nous en valussions mieux ? Cela est bien peu philosophique. Il y a plus de sens dans la légende de Forain, dans ces trois mots mélancoliques du poilu qui s’arrête devant une croix sur un tombeau. Déjà l’auteur de l’Imitation l’avait dit avant lui : Vita militia est. La guerre ? mon ami, la guerre, — c’est la vie.


PIERRE TROYON.