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indigné. Elle montre l’Italie stupéfaite, épouvantée à un spectacle qu’elle n’avait jamais encore contemplé.

Cette indignation, il est vrai, se sent peu chez les historiens. Ils gardent une belle impassibilité qui, chez Machiavel, va quelquefois jusqu’à une manière d’admiration. Mais les historiens ne sont pas toute l’histoire, encore moins toute l’opinion publique, et moins que jamais si ce sont des diplomates. Une histoire écrite par Talleyrand serait précieuse : quant à refléter l’opinion du peuple français, c’est autre chose. Mieux valent, pour cela, les témoignages immédiats, les lettres privées, nombreuses à cette époque et d’une incontestable authenticité. Les historiens racontent les événemens avec exactitude, — du moins nous le supposons ; — mais l’impression que ces événemens produisent sur les âmes, l’ « incidence » du fait sur la mentalité contemporaine, c’est bien plutôt par les lettres intimes que nous les pouvons conjecturer. Or, il est difficile, quand on lit les correspondances échangées à cette époque, de croire que les Borgia aient paru des êtres admirables à leurs contemporains.

Ce qui est vrai, c’est que plusieurs des petits tyrans dépossédés par César ne valaient pas mieux que lui et que les moyens employés par eux, pour se maintenir dans leur tyrannie, n’étaient guère différens de ceux qu’il employa pour les en chasser. Plusieurs, mais pas tous et, par exemple, pas Guidobaldo. Ce qui est vrai, aussi, et ce qui explique, en partie, le succès rapide et facile de ses déprédations, c’est le peu d’attachement des populations conquises pour leurs anciens maîtres et parfois même l’horreur qu’elles en avaient : — à ce point que, çà et là, l’invasion leur fit l’effet d’une délivrance. Mais point partout et notamment pas à Urbino. César l’a prétendu, mais un mensonge de plus ou de moins ne lui coûtait guère et toute l’histoire de ce duché, avant, pendant et après son occupation, dément cette vaine parole. Il est vrai, enfin, que ses conquêtes n’ont pas, toutes, été éphémères et que plusieurs sont venues grossir le patrimoine de saint Pierre. Mais, précisément, l’État d’Urbino n’est pas demeuré à l’Église et, s’il y est revenu enfin, c’est cent vingt-huit ans plus tard, par l’extinction de la famille régnante et au grand regret de ses habitans, comme l’avait bien prévu Montaigne quand il y passa et qu’il voulut en visiter la « bele Librairie. »