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Ainsi, se trouve-t-il, à l’examen attentif des réalités, que Borgia ne fut point du tout un libérateur des peuples opprimés et qu’il ne lui a pas suffi de le prétendre pour tirer avantage de ce rôle. La violation d’un État neutre et indépendant, et qui tenait à son indépendance, marque nettement la limite de ce que pouvait, en Italie, le plus grand aventurier du xve siècle. Le rocher des Montefeltro fut la pierre d’achoppement où vint se briser la fortune de César. Les peuples, en effet, n’ont pas attendu que fût proclamé leur droit de disposer d’eux-mêmes pour le prendre, quand ils l’ont pu. Même lorsqu’il s’agit du peuple le moins libre du monde, c’est tout autre chose de l’avoir pour ou contre soi, quand on entreprend sa conquête, de marcher au milieu de son hostilité ou de sa complicité, ou tout au moins de son indifférence. Même dans la victoire, son hostilité est dangereuse ; elle est mortelle dans la défaite ou seulement dans l’indécision. En fait, les populations tyrannisées avant les Borgia sont restées à l’Église, ou ne sont pas demeurées à leurs anciens maîtres : le petit peuple d’Urbino, gouverné par les Montefeltro d’une façon que nous appellerions aujourd’hui « libérale, » a chassé l’usurpateur et est revenu à ses anciens chefs. Telle est la morale, — et il se trouve qu’elle est morale en effet, — de cette tragi-comédie.

« Comédie, » — nous pouvons l’appeler ainsi, après 400 ans écoulés, puisque les victimes de ce drame, quatre mois seulement après sa fin, l’envisageaient avec ce détachement philosophique. La première chose que fit la duchesse, Élisabetta Gonzague, pour se divertir, durant le carnaval qui suivit sa restauration à Urbino, fut de faire mettre sur la scène les tristes événemens où son mari et elle avaient failli laisser leurs têtes.

« Le 19 février 1504, dit un chroniqueur, le jour de lundi, on fit, le soir, dans la salle du Seigneur Duc, la Comédie du duc de Valentinois et du Pape Alexandre VI, quand ils firent le projet d’anéantir l’État d’Urbino, quand ils envoyèrent Mme Lucrèce à Ferrare, quand ils invitèrent la duchesse (d’Urbino) aux noces, quand ils vinrent pour prendre l’État, quand le duc d’Urbino revint pour la première fois et puis repartit, quand ils égorgèrent Vitellozzo et les autres seigneurs et quand le pape Alexandre VI mourut et le duc d’Urbino revint dans son État. »

C’est une idée tout italienne. Nous concevons mal