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l’enfance, l’âge mûr et la vieillesse dévident des écheveaux de soie, taillent le cuir des babouches, cousent l’ourlet des burnous ; de longs couloirs enténébrés, où les nattiers tendent leurs longues cordes sur lesquelles ils disposent, en dessins compliqués, des joncs multicolores ; des boutiques où la vie s’écoule entre le tas de graisse, le miel, le sucre et les bougies ; des marchés ombragés par des figuiers et des treilles ; quelques troupeaux de bœufs, quelques moutons, des chèvres ; beaucoup de murs croulans ; çà et là, quelque vraie merveille : une fontaine, un plafond peint, une poutre de cèdre sculptée, un beau décor de stuc, une riche maison, un minaret où des faïences vertes brillent dans la paroi décrépite ; bien des odeurs mêlées ; et sur toutes ces choses, la plainte des mendians et les cinq prières du jour. Oui, peu de chose, en vérité : la liberté de vivre sans besoins et de prier à sa guise. Mais cela ne vaut-il pas tous les trésors de Golconde ?

Pour qui les regarde en passant, ces deux grands bourgs d’Islam séparés seulement par la rivière se ressemblent comme leurs murailles et comme leurs cimetières se ressemblent. Les Maures chassés d’Andalousie, qui se réfugièrent ici en grand nombre, ont donné à Rabat et à Salé le même caractère de bourgeoisie secrète, puritaine et polie, qui les apparente à Fez, et qu’on chercherait ailleurs en vain dans tout le Moghreb. Mais ces fils de proscrits se sont toujours détestés ; ces murailles si semblables se sont toujours fait la guerre ; ces cimetières, si pareils dans leur tranquille abandon au destin, sont pleins de morts, qui de leur vivant, se haïssaient de tout leur cœur. Un proverbe courant dit ici : « Même si la rivière était de lait et si chaque grain de sable était de raisin sec, les R’bati et les Slaoua ne se réconcilieraient pas. » Il y a entre eux de ces vieilles rancunes, comme on en trouve à chaque page des chroniques italiennes. Le très savant fqih Ben Ali, auteur d’une excellente histoire, malheureusement inédite, de Rabat et de Salé, m’a raconté quelques-uns de ces épisodes dramatiques : sièges, assauts, meurtres et pillage. Pour y trouver de l’intérêt, il faudrait être assis sur les remparts, comme nous l’étions ce jour-là, près du canon gisant dans l’herbe, qui envoyait autrefois ses bordées dans la casbah des Oudayas. Mais il m’a raconté des choses moins anciennes et aussi moins tragiques, où l’on découvre des sentimens encore vivans au cœur de ces petites villes, et qui, dans le