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Du cœur mystérieux des jardins ranimés par la rosée nocturne, m’arrivaient des parfums de figuier et de menthe, mêlés à l’odeur de la poussière et au bruit sourd de la mer, dont la rumeur se réveille dès que le soleil est couché. Il faisait tout à fait nuit, quand j’arrivai à l’enceinte andalouse derrière laquelle se pressent les maisons de Rabat. Au pied de la muraille s’étend un de ces cimetières où l’on enterre tous ceux qui meurent hors des remparts, même quand ils sont de la cité, pour éviter que leur cadavre ajoute sa contagion pernicieuse à toutes les influences mauvaises qui existent déjà dans la ville. Au milieu de ces tombes, comme dans les grands champs mortuaires allongés au bord de la grève, il me semble qu’il y a, là aussi, des places réservées aux idées étrangères accourues d’au-delà l’Océan, toutes remplies d’une orgueilleuse vie, et qui, pendant des siècles et des siècles, sont venues battre ces murailles, s’y briser et mourir.

Bien souvent, au crépuscule, rentrant du bled solitaire, j’ai cru voir errer leurs fantômes, lorsque dans les brumes qui montent de la mer et du fleuve, les formes blanches qui cheminent au pied de ces remparts de boue revêtent l’aspect mystérieux que nos imaginations à nous, hommes du Nord, prêtent aux esprits errans… Aujourd’hui, ces pensées triomphent. Elles franchissent la muraille, pénètrent avec moi dans la ville, m’accompagnent jusqu’à ma porte à travers les petites rues, qu’éclaire, çà et là, une bougie plantée dans un concombre. Parmi ces demi-ténèbres, toutes les charmantes choses d’Islam reprennent peu à peu leur empire, et je les entends murmurer à mon oreille l’éternelle musique du renoncement oriental. Vais-je encore me laisser séduire ?… Je lève le heurtoir de ma porte. Il retombe brutalement, dans le silence de la rue, brisant l’enchantement des choses. « Aschkoun ? » crie la servante. Je lui réponds : « C’est moi. » Mots surprenants dans cette nuit, mots d’un autre langage, qui ne signifient rien au milieu de ces grands murs blancs, et qui pourtant font que la porte s’ouvre. Et je demeure un instant confondu de me trouver au milieu du patio, qu’une lune paisible éclaire, seul avec mon ombre et tout ce que j’apporte avec moi d’incompréhensible et d’étranger.


JEROME et JEAN THARAUD.