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Peaux-Rouges, de cow-boys, et de celles plus extravagantes encore de petits bourgeois français, ces Moghrabins ne laissent apparaître aucun étonnement. Nos inventions merveilleuses sont trop loin de leur esprit pour que leur secret impénétrable les préoccupe un instant, et ils ne songent qu’à s’en distraire. Une bonne fois, ils se sont dit que nous avions capté les génies dans nos machines, comme leurs sorciers emprisonnent les forces obscures de la nature dans leurs drogues et leurs amulettes. C’est chose de Français, pensent-ils ; et cette simple idée suffit à soulager leur imagination de tout le poids du mystère… Mais que diront-ils, tout à l’heure, dans les douars et les boutiques, sous les piliers des mosquées, sur les pistes et les routes, sous les gourbis et les tentes ? Pour des gens, qui, depuis des mois, se demandent avec inquiétude comment s’achèvera la guerre et quel maître ils auront demain, cette petite ville éphémère, sur ce plateau dénudé, fait entendre un clair langage : « Faut-il que les Français soient forts, pour montrer dans la tempête une pareille tranquillité ! et riches, pour se donner le luxe de bâtir ce grand souk qui ne durera que quelques jours ; et assurés du lendemain, pour laisser voir tant d’insouciance au moment où la vie même de leur pays est en jeu !… » Ces baraques de bois orientent les imaginations, fixent en notre faveur les esprits hésitans, découragent les pensées de désaffection ou de révolte.

C’est un trait de génie d’avoir eu cette idée que pour maintenir dans la tranquillité avec des forces militaires considérablement affaiblies, des gens inquiets, mobiles, très prompts à s’émouvoir, il fallait multiplier les travaux au lieu d’en arrêter le cours, étendre de tous côtés la vie au lieu de la réduire » montrer un visage paisible, et même souriant, au milieu de l’orage, et par-là imposer à tous le sentiment de notre force et de notre confiance en nous-mêmes.

Cette foire, ces choses d’Europe, qui me semblaient d’un si fâcheux augure pour ce pays d’Islam, elles secondent à leur manière les quelques milliers d’hommes qui maintiennent les dissidens au fond de leurs montagnes. Et je sens bien qu’il faut les aimer toutes, les utiles et les inutiles, les charrues, et les cinématographes, pour ce qu’elles représentent, à cette heure, de forces combattantes et de vies épargnées.

Je rentrai, à la nuit tombée, le long des murs almohades.