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amertume, — ceux-là ont peut-être trop oublié qu’à cet universel abandon il y avait une exception, unique et bien émouvante. Dans le vaste silence de l’Europe, une voix s’est élevée, — de Prague, — pour plaindre les victimes et flétrir les bourreaux. Le 8 décembre 1870, le leader tchèque Ladislav Rieger et les autres députés slaves de la diète de Bohême remettaient au chancelier Beust un mémoire, où ils condamnaient d’avance l’annexion de nos provinces de l’Est à l’Allemagne. Cette protestation devrait, disons-le bien haut, être connue de tous les Français, aussi bien que la sublime déclaration des députés d’Alsace et de Lorraine. Deux sentiments y éclatent avec une force éblouissante, deux sentiments qui, Dieu merci ! sont inséparables : le respect du droit, et l’amour de la France :

« Si l’Allemagne arrachait à la France une partie de son territoire dont les habitants se sentent Français et veulent rester tels, elle commettrait un attentat contre la liberté des peuples, et mettrait la force à la place du droit. La nation tchèque ne peut pas ne pas exprimer sa plus ardente sympathie à cette noble et glorieuse France, qui défend aujourd’hui son indépendance et son sol national, et qui a si bien mérité de la civilisation. Elle est convaincue que le fait d’arracher un lambeau de territoire à une nation illustre et héroïque, remplie d’une juste fierté nationale, serait une source inépuisable de nouvelles guerres. Le peuple tchèque est un petit peuple, mais son âme n’est pas petite. Il rougirait de laisser croire par son silence qu’il approuve l’injustice. Dût son appel rester inutile, il aurait l’intime satisfaction d’avoir fait son devoir en rendant témoignage à la vérité, au droit, à la liberté des peuples. »

Non, cet appel n’est pas resté inutile ; il a un peu consolé notre agonie à cette heure tragique, et aujourd’hui les principes qu’il proclamait sont ceux qui retentissent dans tout l’univers civilisé, ceux pour lesquels des millions d’hommes s’exposent à la mort.

Vingt-deux ans plus tard, lorsque la grande vaincue, dont le baume de la pitié tchèque avait si pieusement pansé les blessures, commençait de reprendre sa place dans les conseils de l’Europe, lorsque l’appui de la Russie la tirait de son isolement, la sympathie tchèque s’est exprimée de nouveau. Il est curieux de songer que l’alliance franco-russe a été saluée à la tribune d’un des parlements de la Triplice :