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lèche la pourriture. « Par ici, mon lieutenant, dans le plus grand silence. » Nous longeons à mi-côte une colline dont le flanc s’offre aux vues de l’ennemi. Ici, l’on ne passe point, de jour ; la mort y arrête tout mouvement ; de nuit, elle frappe par caprices à toute heure. La moindre branche craquant sous nos pas nous tient quelque temps immobiles, angoissés. Une fusée dans le ciel ! l’immobilité glace tout ce long serpent d’hommes. « C’est la relève, » dit une voix à mes pieds ; et dans l’ombre j’aperçois la corne bleutée des casques sous la lune. « Par ici, dit la voix. Sautez mon lieutenant. » Je saute dans la tranchée.

— Vous êtes prêts à partir ?

— Les hommes mettent leurs sacs.

— Le coin est-il dangereux ?

— C’est le plus mauvais du secteur. Vous êtes ici en pointe avancée, sans liaison de jour, et menacés d’une attaque. Les tranchées sont à peine creusées, sans abri et prises d’enfilade ; on s’y tient cachés de jour, et l’on ne travaille qu’à la nuit.

— Vous avez eu des pertes ?

— Tous les jours.

Je demande Ganot ; on m’indique le poste de commandement. J’ai soulevé les quatre toiles qui" en protègent la lumière intérieure de la vue de l’ennemi. Une odeur chaude, une lumière jaune où flottent des poussières et où, dans l’éblouissement qui m’arrête dès le seuil, j’entrevois nus, rigides, crispés, des cous, des thorax, des chevilles, des cuisses et, dressées vers moi, des faces blanches aux bandages sanglants où les bouches se tordent et se convulsent dans une plainte monocorde.

— Les officiers sont au fond, dit mon guide.

Il traverse la zone blafarde, aux taches pâles et sanglantes. J’avance. La clarté faiblit ; elle manque ; me voici dans la nuit. De la main m’efforçant à me guider, je tâte des bras, des casques, des visages, des cous. Des yeux brillants me fixent, des haleines chaudes me frôlent, des corps se raidissent, des murmures m’enveloppent ; je perçois contre qui la dérange l’hostilité passive d’une foule immobile, tassée, silencieuse et congestionnée.

« Qui vient la ? » dit Ganot. Il est couché à terre, sa capote sur les immondices ; des toiles terreuses, des couvertures en