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— Bois un peu, me dit Ganot.

Mais, dans la fumée, le vin a tourné ; malgré le rafraîchissement aux lèvres, la langue n’y trouve qu’un goût de soufre. Et cette atmosphère lourde et suffocante m’emporte le cœur ; il me faut prendre l’air.

Je traverse les groupes d’ombres aux toux rauques, aux souffles halelants ; je soulève la toile. L’air m’est un bienfait ; je le respire avidement, comme on boit une eau pure. Soudain à vingt mètres, un éclair, un fracas dans une zone de feu me fait d’un coup me rejeter dans l’abri. Et voici que je frappe un corps d’où sort une voix douloureuse ; et voici que m’étouffent à nouveau l’air chaud et les odeurs multiples.

C’en est trop ; je n’y tiens plus, je saute hors de l’abri. Dans un coin du parapet, ménagé en banquette, un sergent m’offre une place à son côté. Au-dessus de nos têtes, sans répit, et plusieurs à la file, passent les obus.

« Ils frappent tout près d’ici, derrière un pare-éclats, me dit mon compagnon. En restant assis, nous n’avons rien à craindre ; le parados nous protège. Il est vrai qu’ils n’auraient qu’à modifier leur tir ; il suffirait d’un rien… »

Toute la nuit, assis côte à côte, gagnés au matin par le froid et les brumes de mars, nous avons vainement attendu le sommeil.


VI. — LE RAVIN D’HAUDROMONT

La ligne de tranchées que nous occupâmes du 16 au 28 mars n’était qu’un mauvais couloir à flanc de coteau, creusé hâtivement au mépris de toute idée tactique, parallèlement à la route de Douaumont qu’il commandait sur plus de deux cents mètres. Sa disposition était telle que, des hauteurs d’Hardaumont qui lui faisaient face, l’ennemi y plongeait ses vues et, par ses tirs d’enfilade, y arrêtait tout mouvement. Cent cinquante mètres de terrain découvert l’isolaient du reste du système de tranchées ; de jour, la liaison y était impossible, et pénible à la nuit. Le malheur voulait que, lorsque nous la primes, cette tranchée ne fut pas profonde de plus d’un mètre et qu’il fallût y passer le corps ployé, et même en rampant par endroits. De mauvaises niches commencées par des initiatives sans contrôle entamaient le parapet sur toute sa longueur et le rendaient facile à détruire aux obus.