Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 45.djvu/762

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Souvenez-vous des leçons de Froideterre, dîmes-nous à nos hommes. Le travail seul vous sauvera de la mort. »

Dès les premiers coups de pioche, un obus, éclatant au ras du parapet, laboura de ses feux le visage d’un travailleur ; espacés, capricieux, mais chaque fois avec la même justesse, d’autres frappèrent dans les heures qui suivirent. Et ce soir-là, comme nous l’avions vu la veille et comme, depuis, nous le vîmes tous les soirs, se déroula devant nous le cortège des figures sanglantes.

Il faut avoir vécu l’avant-minuit au P. C. du ravin d’Haudromont ; chaque soir la mort s’y faisait notre hôtesse. Dès neuf heures, la toile d’isolement que nous avions établie s’ouvrait sur le même spectacle où, à la lumière d’une chandelle mourante, se dressaient et se crispaient lentement des faces blanches sous des linges sanglants. Parfois, entre deux paroles, la voix nous manquait ; une homélie s’était élevée, et soutenant, accompagnant le râle d’un moribond, se détachait, désespérée et confiante, la prière des agonisants, dite par un prêtre-soldat.

Los bombardements de jour, violents, intenses, continus, répétés, nous faisaient rarement des pertes ; il suffisait de s’étendre pour être à l’abri. Mais l’obus isolé, frappant de nuit à l’improviste, manquait rarement son effet ; il écrasait le plus souvent une tête sous un casque. Chaque soir, en désignant nos hommes pour le travail, nous étions pleins de pressentiments, et nous obligions notre voix à ne pas trembler. Nous sentions bien que nous faisions le premier choix du hasard, le classement préliminaire pour cette loterie de la mort ; il ne s’en faudrait pas d’une heure qu’il n’eût choisi, de seconde main, ses victimes.

Tant de pertes se succédant comme par ordre du destin, et s’ajoutant à celles de Froideterre, faisaient à la compagnie une réputation tragique dans le régiment. Et le colonel nous avait dit le premier jour : « Vous avez une mission de sacrifice ; c’est ici le poste d’honneur où ils veulent attaquer. Vous aurez tous les jours des pertes, car ils gêneront vos travaux. Le jour où ils voudront, ils massacreront jusqu’au dernier, et c’est votre devoir de tomber. » Nous étions bien les condamnés de la mort ; et nul ne se souciait de se mêler à nous, dans la crainte d’être surpris. Les hommes de corvée qui nous arrivaient de nuit se souciaient moins de nos besoins que de leur sécurité et,